Le baiseman

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Le Baisemain

Le Baisemain

Acte Unique

di Manlio Santanelli

La scène représente l'habitation-grotte où vit une famille de lazzaroni napolitains (c'est-à-dire de ces gens du peuple qui vivent au jour le jour et dont Naples revendique l'exclusivité, pour les siècles passés comme pour le présent). Situé au-dessous du niveau de la chaussée, le local, crasseux et pouilleux, a sur la gauche une porte d'entrée déglinguée et à-demi sortie de ses gonds, au-delà de laquelle on entrevoit quelques marches qui montent.

Contre le mur du fond, un foyer noirci par la fumée et entouré d'une "batterie" de pauvres ustensiles, qui ont tout l'air de n'avoir pas servi depuis longtemps. Non loin, à droite du foyer, quelques paillasses jetées par terre forment le "coin-nuit".

De l'autre côté du foyer, c'est-à-dire à gauche, un rideau tiré cache à notre vue une étroite niche dont on découvrira que c'est un débarras.

A l'opposé de la porte, donc sur le mur de droite, un soupirail qui donne sur l'arrière de la maison laisse filtrer à l'intérieur de la pièce une lumière également "crasseuse et pouilleuse". La voûte, au fond, est étayée par une poutre, à qui on a, semble-t-il, confié la tâche désespérée de soutenir aussi tout l'immeuble, qu'on imagine haut de plusieurs étages, invraisemblablement surpeuplés.

Un peu partout sont suspendus des ossements d'animaux ou des carcasses entières, qui sont les restes de repas consommés.

Accroché au mur, un morceau de miroir semble être une absurde concession à la vanité humaine.

JANARA (sur le seuil, vers l'extérieur) Salvato'!... Salvato'... Le diable t'emporte , tu ne peux pas attendre? Qu'est-ce qu'il y a? Tu as de la neige dans les poches?

SALVATORE (hors scène, chantant) "La peau de Jacobin,

c'est trop fin pour les tambourins (bis)

mais pour le lazzarone en rut

y a pas de tambour qui vaille."

JANARA C'est ça, chante!...et crève!

SALVATORE (hors scène, chantant) "Et l'cardinal nous absoudra,

D'la peau de chrétien, ça n'en est pas!"

JANARA Quand est-ce que tu vas rentrer? Tu es un oiseau de passage, ça oui! Si on voulait te mettre du sel sur la queue, tous les marais salants n'y suffiraient pas. Le seul moyen, c'est un coup de fusil!

SALVATORE (hors scène, chantant, déjà loin) "Le sang du jacobin est noir, tout noir

et il te brûle les boyaux"

JANARA Dis-moi, ce ... chose... comment je le fais cuire? On ne va tout de même pas le manger cru?

SALVATORE (hors scène, chantant, presque inaudible) "Mais dans les mains du fier lazzarone

même tordue la toupie se redresse..."

JANARA Et d'abord, tu aurais dû me l'apporter déjà mort et nettoyé. Moi, ça m'impressionne d'avoir à lui tordre le cou. Ensuite, combien de fois il faudra que je te le répète, que tu dois te les faire donner plus jeunes... Sinon, ça consomme trop de charbon de bois... et nous finissons quand même par nous estropier les dents dessus, tellement ils sont durs. (Elle attend une réponse qui ne vient pas, puis) Je le fais à l'étouffée, à l'ail et à l'huile, au court-bouillon vite fait, ou comment diable je dois le préparer?... Salvato', tu m'entends? (Se parlant à elle-même, découragée) Eh! on sait bien: à l'heure qu'il est, il est déjà sur la Place du Marché, à faire du bordel avec une poignée d'amis aussi crasseux que lui! Maudits soient les hommes qui se jettent dans la politique! (Elle rentre chez elle en traînant la savate) Qu'est-ce que je racontais, un oiseau? ... Ma pauvre mère me le disait bien: "Fais gaffe, Janarella! Cet homme-là, Salvatore, c'est de la race des anguilles: il te glisse entre les doigts! Et comment tu fais pour le rattraper?" (Elle bondit à la porte et hurle à l'adresse de son mari) Une anguille, oui! Même coupé en petits morceaux dans la poêle, tu ne resterais pas tranquille! (Allant jusqu'au miroir accroché au mur) Et moi j'étais belle: une rose de mai! ... Si belle que j'aurais pu me caser, vraiment: un prince couronné, j'aurais pu trouver! Au Palais Royal, j'aurais habité ! Un appartement avec beaucoup de chambres, des mille et des cents, rien que pour moi. Alors j'aurais pu prendre mes aises! (En expliquant) Parce que ces gens-là, ils vivent chacun chez soi, pas comme nous qui ne faisons qu'une chambre, une chair et un souffle. De l'air!... Le mari d'un côté et la femme, Dieu soit loué, de l'autre... Par le soupirail qui donne sur l'arrière-cour, tout à coup, explose un bruit d'enfants qui n'a presque rien d'humain.

JANARA (enchaînant immédiatement) Et la marmaille, si possible, ailleurs, et bien loin. (Parlant en direction de ce tapage) Jouez... jouez à vous en couper le souffle, jouez à mort, votre maman a encore de quoi faire!

Pour toute réponse, le bruit redouble.

JANARA (à un interlocuteur imaginaire) Vous voyez? J'ai quatre furoncles, quatre ongles incarnés, quatre rages de dents, et non pas quatre enfants. C'est vrai qu'avec un fléau comme l'autre (à l'adresse de son mari), je n'aurais jamais pu tirer de mon ventre les quatre Evangélistes. (A ses enfants) Vous avez faim? C'est nouveau, ça! (A elle-même) Madonna, quelle croix! ...Dire qu'ils ont encore leurs dents de lait. Quand les vraies dents auront poussé, ils vont ronger les meubles! (Aux enfants) Vous avez faim, mes chéris? Eh bien! pour le moment, vous n'avez qu'à mordre vos petits doigts, de toute façon ça repousse comme les premières dents, soyez tranquilles!

Le fracas s'éteint peu à peu.

JANARA (prenant un bout de chiffon et le tenant derrière elle comme une traîne) Princesse! ... Avec des richesses et des serviteurs... (Jouant les deux rôles à la fois) "Mes gens! - Madame Moiselle nous aurait appelés? - Préparez-moi mon carrosse à huit chevaux! - Votre Excellence, vous sortez? - Je sors, oui monsieur, est-ce que j'ai des comptes à vous rendre? - Et dites, Votre Disgrâce, où allez-vous? - Je vais à Chiaia, pour vider mon pot." (Elle s'aperçoit de l'énormité qu'elle vient de dire) Oh! quelle courge! ... Si j'étais princesse, mon pot de chambre, c'est eux qui devraient le vider! (A cette idée, elle s'excite) Et puis, faudrait voir les fêtes, les festins et les festivités!... Avec des milliers de barques sur la mer, pleines d'instruments et de musiciens! Qui joueraient des musiques écrites exprès pour moi! ... (Faisant une révérence) "Du grand maestro le Père Gauloise, nous allons jouer "Sérénade pour notre belle Princesse, guérie de la chiabrena des pucelles"..."

Sur un air de musique imaginaire, elle fait quelques pas de danse maladroits mais s'empêtre dans sa traîne et tombe à la renverse. Elle ne s'arrête pas pour autant de parler.

JANARA Et le soir, quand le soleil est allé se coucher... "Excellence, je vous prépare la chambre anglaise ou la chambre maltaise? - Tu sais ce que tu vas faire? Prépare la chambre pékinoise!" Les nuits de sommeil que je me payerais, sur cent matelas de plumes de chinchilla... D'une seule traite jusqu'à midi!...

On entend une cloche sonner.

JANARA (sursautant) Midi! ... Oh! malheur! Et je n'ai pas encore allumé le feu... (Elle se lève, se débarrasse de la traîne et va vers le foyer) Bouge-toi un peu, bouge!... Le feu, d'abord le feu. (Elle s'arrête) Mais où je vais la trouver, une marmite pour un mouton de cette taille? ... Ah! c'est une déveine noire: pour une fois que nous avons de quoi manger, nous n'avons pas de quoi faire la cuisine!

Elle se met à tirer du débarras de vieilles marmites de différentes tailles.

JANARA Et qu'est-ce que j'en fais, de tout ça... (Elle en tire une encore plus grande) Même celle-là, elle ne suffit pas... Ou bien c'est la tête qui n'entre pas, ou bien c'est les pieds... (Elle réfléchit) Je pourrais demander à Rosella qu'elle me trouve un chaudron de la taille qu'il me faut. (Elle va jusqu'à la porte, puis elle se ravise) C'est ça, je l'ai trouvée, celle qui va me tirer de là! ... Déjà qu'elle raconte par mer et par terre que nous lui avons mangé Zuccariello, son âne. Et maintenant son mari, qui va de rue en rue pour vendre et acheter de vieux chiffons, il doit tout porter sur son dos... (Elle va vers le mur et regarde une carcasse) Ça, pour dire la vérité, c'est une carcasse d'âne. Mais est-ce que c'était Zuccariello, comment je peux savoir? Quand mon mari rentre et me donne ce que je dois faire cuire, qu'est-ce que je dis? Je ne vais pas lui demander comment il s'appelle... (Furieuse, elle court vers le rideau) Tu es trop gros, tu comprends? (Elle ouvre le rideau d'un geste décidé)

Apparaît un homme habillé d'une chemise et d'une culotte de bonne coupe, bâillonné et attaché comme un chevreau.

JANARA Gros et fort, gros et fort... (Elle lui donne des coups de pied, puis elle s'arrête) Mais ce n'est pas de ta faute, c'est la faute de ce voyou et de ce dévergondé que je suis allée prendre pour mari, ce malfaiteur et ce gibier de potence, ce brutal qui rit au dehors et pleure à la maison. Combien de fois je l'ai prévenu, c'est pas croyable: "Les enfants, tu dois te faire donner, pas les pères! Les tout petits!" Mais lui, c'est l'Abruti du quartier: quand la bande partage le butin, tout le monde lui passe devant. Et comme ça, les autres emportent chez eux le premier choix, le filet, ce qu'il y a de plus tendre... et à lui, on lui refile le reste, les bas morceaux, les rognures.

Le gentilhomme, bâillonné, grommelle...

JANARA Les rognures, oui. Mais tu pourrais dire que notre estomac a tellement perdu l'habitude de faire son métier que s'il lui arrive un morceau mangeable, il est capable de ne pas le reconnaître, et de s'enfuir par les intestins, tellement il a peur. Sinon, à cette heure, nous t'aurions déjà remis en liberté. (Elle chante d'une façon vulgaire)

Vole, chardonneret, vole,

sur un pied de basilic.

Si la tige vient à plier

vite la chatte va te manger.

(Réfléchissant) Ni chaudron ni marmite, on va te faire rôtir directement sur la flamme. Nature, absolument nature, c'est toujours ce qu'il y a de mieux. Rien qu'un peu d'herbes, sinon ça sent trop le sauvage, et après, on est malades trois jours. (Se parlant à elle-même) La citronelle que Matalena a sur son balcon, c'est ça qu'il me faudrait... (D'un ton décidé) Tiens! à Matalena, je peux bien lui demander comment je dois le préparer. (Elle va sur le pas de sa porte et, tournée vers le haut, elle appelle) Mataleeeeeeeena! Matalè!

La voix de Matalena, lointaine, indéchiffrable.

JANARA Matalè, le jacobin, comment tu le fais, toi?

La voix de Matalena, toujours lointaine et indistincte.

JANARA Va savoir! Le morceau que tu nous as envoyé hier soir, on s'en est léché les doigts. Même Salvatore, qui est une vraie brute... ce qu'on met devant lui, il l'enfourne... Eh bien! il a levé les yeux au ciel, on aurait dit Saint Antoine, et il a soupiré: "Vraiment, pour préparer le jacobin, il n'y a que Matalena!"

La voix de Matalena, lointaine, comme plus haut.

JANARA (embarrassée) Non, c'était juste pour savoir... Eh! si la Madone nous en envoyait un! ... (Coupant court) Mais je rêve... Bon, bon, Matalè, nous nous verrons demain à la messe, devant notre beau San Gennaro. (Rentrant chez elle) Heureusement que je me suis arrêtée à temps! ... Sinon, fourchette et couteau à la main, en moins de deux j'aurais eu devant ma porte toute la rue comme pour la parade, en grand uniforme: l'uniforme vert citron de la faim, de la faim baptisée et confirmée! Et c'est alors que...

Un grommellement prolongé, émis par le gentilhomme, vient interrompre les méditations à haute voix de la femme.

JANARA (s'adressant à lui) Tu n'y tiens plus, n'est-ce pas?

Le gentilhomme fait signe que oui, de la tête.

JANARA Pauvre animal, tu as raison! Mais si je te détache, tu vas te sauver ... et mon mari, c'est moi qu'il va manger!

Le gentilhomme essaie de lui faire comprendre qu'il ne peut plus respirer.

JANARA Tu ne respires plus? Je t'enlève le bâillon, ça, c'est possible. (Elle commence à dénouer le bâillon) Mais ne te monte pas la tête ... C'est seulement parce que mourir étouffé, c'est pas le bon moyen, ça te rendrait encore plus dur. (Une fois qu'elle a fini) Ça y est, c'est fait.

GENTILHOMME (prenant une ample respiration) Ah! que c'est bon, l'air! Quelle nourriture irremplaçable!

JANARA C'est à nous que tu dis ça? Nous, on s'en donne des indigestions! ... De l'air à toute heure, mais le soir, rien qu'une bouffée, c'est moins lourd avant d'aller se coucher! Maintenant, laisse-moi allumer le feu ... (Elle s'affaire autour du foyer)

GENTILHOMME (en respirant par le nez, il a une réaction de dégoût) Oh maman! c'est à mourir! ...

JANARA Respire, et ne te fous pas de nous! ...

GENTILHOMME Voilà justement la difficulté!

JANARA Qu'est-ce que tu veux dire?

GENTILHOMME J'ai presque envie de te demander de me remettre le bâillon.

JANARA Mais comment? Tu viens de dire: "Ce que c'est bon, l'air, ce que c'est bon!"

GENTILHOMME Le bon air!

JANARA (furieuse) Ici, c'est tout ce qu'on a . On n'est pas à Capodimonte.

GENTILHOMME Je me contenterais de la solfatare.

JANARA (se retournant) Ça pue?

GENTILHOMME Il y a, par bouffées, des exhalaisons méphitiques, comme de fibres pourrissantes. Avez-vous mis du chanvre à tremper?

JANARA Du chanvre à tremper? ... (Réfléchissant) Non, ça doit être les gosses qui ont mis les pieds dans l'eau.

GENTILHOMME Voudriez-vous me rendre un service, madame ... Madame?

JANARA (avec fierté) Il n'y a pas de madame. Je suis une lazzarona, et je m'en vante.

GENTILHOMME Mais je dois pourtant vous appeler par un nom.

JANARA Janara, on m'appelle.

GENTILHOMME (ironique) Comment est-ce possible? Janara est synonyme de sorcière, si je ne me trompe.

JANARA Ça m'est resté depuis que j'étais gamine.

GENTILHOMME Voudriez-vous me rendre un service, Janara?

JANARA C'est quoi, au juste?

GENTILHOMME Un petit flacon. Il est là (et il indique du menton sa poche de poitrine), dans la poche de poitrine.

JANARA Et qu'est-ce que j'en fais?

GENTILHOMME Voudriez-vous me le passer, s'il vous plaît?

JANARA (elle le fait, puis regardant la petite bouteille) Ça se boit?

GENTILHOMME C'est de l'eau de Cologne française. Pouvez-vous m'en verser quelques gouttes sur moi? Si je dois mourir, que ce soit parmi les effluves et les senteurs ...

JANARA Et cette saloperie, tu te la mets sur toi?

GENTILHOMME Tous les matins.

JANARA Alors tu es une gonzesse!

GENTILHOMME J'ai des manières raffinées.

JANARA (concluant) Et tu aimes les hommes.

GENTILHOMME J'aime les femmes, sois tranquille.

JANARA (coquette, à sa façon) Moi aussi, je te plais, alors?

GENTILHOMME (méprisant) Pourquoi? Tu es une femme, toi?

JANARA (vexée) Ah! non? Et qu'est-ce qui me manque, dis voir.

GENTILHOMME (énumérant) Grâce, charme, dignité, pudeur, joliesse, éducation courtoise, manières urbaines, culture, langage châtié, voix harmonieuse, tempérance, économie...

JANARA ... Foi, espérance et charité. Tu as fini de prêcher?

GENTILHOMME Oui, laissons tomber, cela vaut mieux.

JANARA Mais pourquoi? Un morceau d'épaule comme ça (elle découvre une de ses épaules), ça te dégoûte, peut-être?

GENTILHOMME (avec colère) Tu vas me passer à la broche, si j'ai bien compris.

JANARA Et puis après?

GENTILHOMME La femme est la plus noble des créatures vivantes ... Harmonie de l'univers ... projection de la beauté divine sur notre terre. Peux-tu me dire, toi, ce que tu as de commun avec les femmes?

Janara essaie maladroitement de protester.

GENTILHOMME (d'un ton catégorique) Résigne-toi, c'est peine perdue.

JANARA Moi, je te mange par faim, pas par vice.

GENTILHOMME Ça fait une grande différence?

JANARA Et c'est vous qui y trouvez à redire, les messieurs, vous qui mangez de la viande tous les jours!

GENTILHOMME Celle des animaux, tout de même!

JANARA Et toi, qu'est-ce que tu te crois? Les jacobins, c'est rien de plus.

GENTILHOMME Mais je parle! Comment expliques-tu le fait que je parle?

JANARA Les perroquets aussi parlent. Et c'est pas des animaux, d'après toi?

GENTILHOMME Ils répètent ce qu'ils nous entendent dire. Moi je pense, je raisonne, j'ai un jugement...

JANARA (agacée) Oh! ça va! que d'histoires!... (D'un ton sentencieux) Manger du jacobin n'est pas un péché. Nous avons demandé.

GENTILHOMME Et à qui?

JANARA A Don Catello, à la paroisse. "Mangez-en, mangez-en à volonté. Pourvu que ce ne soit pas le vendredi". Aujourd'hui, c'est samedi, na! (Et elle lui fait un vilain geste) A l'extérieur éclate le bruit des enfants, de moins en moins humain.

JANARA (enlevant un de ses sabots et le lançant en direction du bruit) Notre Père, tu n'aurais pas besoin de quatre petits anges, tout frais du jour? ... Tu fais mourir les enfants comme des mouches, ça veut dire que tu en as toujours besoin. Eh bien! laisse tomber ta très sainte main, et écrase ces quatre moustiques qui sont bons seulement à sucer le peu de sang que leur père me laisse dans les veines. Prends-les avec toi, et soyons en paix.

Comme sous l'effet de la menace maternelle le tapage des enfants s'affaiblit jusqu'à cesser tout à fait.

JANARA Ah! On va voir s'il nous laissent tranquilles! (Elle va reprendre son sabot, puis revient au foyer et s'escrime avec le bois.)

GENTILHOMME Que fais-tu, maintenant?

JANARA J'allume le feu, ça ne se voit pas?

GENTILHOMME Mais pourquoi? Il ne fait absolument pas froid.

JANARA C'est pour faire la cuisine, pas pour chauffer, animal.

GENTILHOMME Ah! bien. Et que vas-tu faire cuire de bon?

JANARA C'est toi que je vais faire cuire. Tu ne veux vraiment pas te fourrer ça dans le crâne?

GENTILHOMME (sombre) J'ai compris, ne crains rien. C'était pour te l'entendre dire. Pour vérifier si, en prononçant une sentence pareille, tu n'allais pas devenir pâle, toute blanche.

JANARA Moi? Tu es mal tombé! Moi, il n'y a que la faim qui me fait devenir blanche.

GENTILHOMME Tu mens! Il y a une minute, je t'ai vue blanche comme un linge.

JANARA Evidemment! Je n'ai pas encore mangé. A propos, fais-moi voir si la marmite que j'ai me suffit. Rôti, sans fines herbes, ça ne va pas... (Elle approche de lui une grande marmite, dont le transport lui coûte une grande fatigue, et elle essaie de mesurer à vue de nez si c'est suffisant. Puis, s'adresssant à lui) Ça devrait rentrer. A condition que tu m'aides...

GENTILHOMME Que voudrais-tu que je fasse?

JANARA Il faudrait te recroqueviller, mais juste un peu.

GENTILHOMME Détache-moi!

JANARA Vraiment? Pourquoi?

GENTILHOMME Pour voir si j'entre.

JANARA Pour voir si tu sors! (Elle fait le geste qui signifie "se barrer"). Tu me prends pour une idiote! je te détache et toi, tu fous le camp...

GENTILHOMME Ma parole!

JANARA Pas de parole. Tu restes attaché là, par terre.

GENTILHOMME Alors il n'y a qu'un moyen. Mets la marmite autour de moi.

JANARA C'est-à-dire?

GENTILHOMME Comme un chapeau. Enfile-la moi comme si c'était un grand couvre-chef.

JANARA (réfléchit un instant, puis) Il a pourtant raison! (Elle s'escrime à mettre la marmite sur lui) Pour une bête, faut reconnaître, il a pas mal de cervelle.

Maintenant, grâce aux efforts du gentilhomme qui se recroqueville le plus possible, la grande marmite le cache complètement.

JANARA (satisfaite) Tu rentres, tu rentres, on dirait qu'elle est faite sur mesure. (Elle pousse un soupir) Tant mieux, un souci de moins...

GENTILHOMME (dans la marmite, au bout d'un moment) Et comment as-tu l'intention de me préparer?

JANARA (approchant son oreille) Qu'est-ce que tu dis?

GENTILHOMME (même jeu) Comment vas-tu me faire cuire, je t'ai demandé.

JANARA Qu'est-ce que ça peut te faire?

GENTILHOMME C'est important. Bien plus que tu ne peux imaginer.

JANARA Doux Jésus! Une fois mort, si tu es dans la sauce tomate ou sur une couche d'oignons hachés, quelle différence ça fait?

GENTILHOMME C'est une question de style... c'est à cause de l'"esprit de finesse" qui doit marquer aussi bien la vie que la mort.

JANARA Allez donc comprendre! (Elle lui enlève la marmite et va la mettre de côté)

GENTILHOMME (noblement oratoire) Tu vois, quand on a vécu comme moi en évitant avec le plus grand soin tout ce que la vie quotidienne offre de bas et de laid, pour se consacrer avec une foi absolue aux plus hautes réflexions ... dans la perspective d'un monde meilleur... un monde où la justice puisse triompher sur la violence... et la paix fraternelle sur la loi de la jungle, on ne peut pas finir ses jours en escabèche ou au court-bouillon... Voyons! Il y a une limite à tout, il me semble.

JANARA Et alors?

GENTILHOMME (pour conclure) Sauce française. Crois-moi: le destin du jacobin, c'est de finir à la sauce française.

JANARA (entrant dans le jeu) Et comment ça se fait, cette "sauce franchouèse"?

GENTILHOMME C'est très simple. On prend une poêle et on y fait fondre un gros morceau de beurre de première qualité. Ensuite, à part, on hache très fin de la ciboulette, de l'angélique et de la pimprenelle... et on verse le tout dans...

JANARA (l'interrompant) Quoi, quoi?

GENTILHOMME De l'angélique et de la pimprenelle... pourquoi?

Janara éclate d'un rire sauvage, vulgaire et en même temps libérateur par rapport à l'embarras où la met le gentilhomme.

GENTILHOMME Il n'y a pas tellement de quoi rire!

JANARA Angélique et Pimprenelle? Qui c'est, deux copines à toi?

GENTILHOMME Ce sont des herbes, Madame.

JANARA Pimprenelle... (Elle rit à en avoir le hoquet) Mais qui t'a appris tous ces mots tordus? T'aurais pas été à l'école du Grand Turc? (Elle esquisse une tarantelle sur ces drôles de noms, en chantant)

"Jacobin et Pimprenelle

ont fini dans une poêle

dans la menthe et le persil

Pimprenelle et Jacobì".

GENTILHOMME (sur un ton sévère) Je te préviens: ou tu apprends à faire la sauce française, ou sans ça, rien.

JANARA (brusquement dure) C'est toi qui le dis! Attaché par les mains et par les pieds, comme un agneau de la montagne, qu'est-ce que tu crois pouvoir faire? ... (Elle va lui déchirer un pan de chemise et elle se mouche dedans) Ça suffit, maintenant! Je t'ai laissé prendre trop de familiarité. Voilà du jamais vu: le plat qui fait la loi et discute sur la façon de le préparer.

GENTILHOMME Ce n'est pas nouveau. Il en a toujours été ainsi, depuis que le monde est monde.

JANARA Tu vas te taire, oui ou non?

GENTILHOMME Raisonne un peu: quand tu vas tordre le cou à un poulet, qu'est-ce qu'il fait?

JANARA Il gueule, qu'est-ce qu'il peut faire d'autre?

GENTILHOMME (sur un ton professoral) Bon... Et pourquoi "gueule-t-il", comme tu dis?

JANARA Parce qu'il ne veut pas mourir, c'est simple.

GENTILHOMME Erreur! Cet animal naît avec une destinée bien déterminée. Voudrais-tu qu'il ne sache pas quelle est la fin qui l'attend? Une voix ancestrale parle en lui... la voix de l'espèce... depuis le jour où, petit poussin, il commence à sautiller dans la cour... Non, s'il "gueule" entre tes mains, c'est qu'il éprouve une trop grande rage. Rage non seulement d'être obligé de mourir pour être mangé, mais de ne pas pouvoir choisir la sauce à laquelle il sera mangé. Et pourtant c'est un droit inviolable qu'il a, du moins tant que ne sera pas inviolable aussi le droit de ne pas mourir.

Pour toute réponse, Janara va prendre une sorte de serpe, revient vers lui et la fait passer d'une main dans l'autre, d'une façon clairement menaçante.

GENTILHOMME (comme pour parer le coup) Tu pourrais toujours me mettre en hachis...

JANARA (abaissant la serpe) Pour te transformer en saucisse, en saucisson?

GENTILHOMME Et en fromage de tête... Me préparer maintenant et me manger plus tard, dans trois ou quatre mois, à maturité.

JANARA Et toi, juste pour savoir, qu'est-ce que tu y gagnerais?

GENTILHOMME D'avoir l'impression de durer plus longtemps, de ne pas être consommé en un unique et hâtif banquet.

Janara, pas convaincue du tout, lève à nouveau la serpe, plus menaçante encore.

GENTILHOMME Je dois en déduire que c'en est fini de moi.

JANARA Bravo! Je l'ai déjà dit, pour un animal, tu as pas mal de cervelle.

GENTILHOMME (simulant une vive surprise) Et... tu tranches ainsi le fil de mes jours?

JANARA Quoi?

GENTILHOMME Tu veux me tuer de cette façon?

JANARA Tu remets ça?

GENTILHOMME Non, je veux dire, tu ne m'endors pas d'abord?

JANARA Et pourquoi?

GENTILHOMME Pour ne pas me faire souffrir. Une mort douloureuse n'a aucune raison d'être dans la création. Elle ne sert à personne. Et surtout pas à celui qui meurt. Ni dans le cas d'une vie bien remplie, ni dans le cas d'une vie dissipée. En effet, si la vie en question a été bien remplie, pourquoi la punir en imposant un tel tribut de souffrance; et si elle a été dissipée, sa dissipation ne constitue-t-elle pas en elle-même une forme de châtiment?

Janara brandit à nouveau la serpe, prête à frapper.

GENTILHOMME (parant le coup) Et puis... et puis si je souffre, je vais me raidir, me tendre dans un spasme... et une fois servi sur la table, je vais être trop dur, même pour les dents les plus solides.

JANARA (convaincue, laisse retomber la serpe) Ça paraît juste. Mais comment je vais t'endormir?

GENTILHOMME N'as-tu pas de vin? Tu m'en fais boire une bonne pinte et ... et je glisserai tout naturellement dans un sommeil miséricordieux.

JANARA C'est ça, et mon mari Salvatore, ce soir, quand il rentre à la maison et trouve la bouteille vide, qu'est-ce que je lui dis, que j'ai dû endormir un enfant?

GENTILHOMME (ayant soudain une idée) Voilà!... Bravo!... Tu peux me raconter une histoire. Celle que tu voudras. Comme on fait, justement, avec les enfants. Raconte, Janara, raconte. Ce sera ma berceuse.

JANARA Une histoire? ... Je ne connais pas une seule histoire.

GENTILHOMME Je ne te crois pas. Tu as des enfants petits. Comment fais-tu, le soir, pour les endormir?

JANARA Trois engueulades et quatre taloches: il n'y a pas mieux comme berceuse, crois-moi. (Ensuite, réfléchissant) Attends, un conte, j'en connais un. Le conte de Figounet. C'est ma pauvre grand-maman qui me le racontait, quand j'étais haute comme ça. (Elle fait le geste pour indiquer la taille d'un enfant) Et le soir, quelquefois, quand mon mari ne m'a pas battue au sang... et que les gosses n'ont pas été trop déchaînés... eh bien! c'est moi qui le leur raconte...

GENTILHOMME Bien, raconte-le moi aussi.

JANARA (va chercher une chaise et revient s'asseoir à côté du gentilhomme. Puis elle se ravise brusquement) Non, j'ai trop honte, c'est pas possible...

GENTILHOMME Raconte, je t'en conjure!

JANARA Et puis, si au plus beau moment, je ne me rappelle plus et je ne peux pas continuer?

GENTILHOMME Tu recommences depuis le début.

JANARA C'est ça, et on attend l'Epiphanie, que les Rois Mages arrivent.

GENTILHOMME Raconte! Fais comme si j'étais un de tes "petits".

JANARA Mais tu es une grande perche de deux mètres de haut!

GENTILHOMME Pure apparence! Si tu savais comme en cet instant je désire redevenir un enfant. Allons! J'éprouverai moi aussi l'ivresse de t'avoir pour mère.

Janara s'assied, s'éclaircit la voix et commence à raconter.

JANARA "Il était une fois une femme nommée Séraffina, boitant d'une jambe et mal mariée avec un homme qu'on appelait Tumeur, tant il était affreux au-dedans comme au-dehors. Un beau jour, allez savoir comment, cette femme devint grosse. Alors Tumeur, justement inquiet de la lignée que pouvaient avoir une boiteuse et un homme comme lui - car il était laid comme les sept péchés capitaux - dit tout net à sa femme: "Tu dois savoir, femme, que si l'enfant est beau, on le garde, s'il est aussi laid que nous, on le jette!" Et la femme, qui avait déjà eu tous les os du dos meurtris chaque fois qu'elle l'avait contrarié, se le tint pour dit et fit oui de la tête.

Arrivons-en au moment où, neuf mois après, Seraffina fut à son terme et parfaitement à point pour renverser la marmite et tout ce qui avait poussé dedans. Alors Tumeur, le mauvais mari: "Rappelle-toi: beau, on le garde, laid, on le jette!"

Couchée par terre sur une paillasse, avec la Sage-femme qui criait: "Jette ça là", Seraffina, serrant entre ses dents un bout de chiffon, poussa, poussa jusqu'à ce que sortît un petit garçon beau comme le soleil. "On le garde!", prononça le père, quand il l'eut reçu dans ses bras. Mais le ventre de Seraffina était encore dur et gonflé. "Jette-ça là!", cria de nouveau la Sage-femme. Et Seraffina fit sortir un autre petit garçon, lui aussi beau comme le soleil. "On garde aussi celui-là ", fit Tumeur, qui n'avait pas l'air de boire de la liqueur, quand on lui mit dans les bras son deuxième fils: mais parole donnée est parole donnée.

Et le ventre de Seraffina était toujours là, dur et gonflé. Bon, nous n'allons pas continuer à raconter jusqu'à la nuit tombée, mais ce jour-là Seraffina fit sortir cinq garçons, tous les cinq beaux comme le soleil. Il fallut bien que Tumeur les gardât tous les cinq.

Après le dernier, quand le ventre de cette grande pondeuse fut dégonflé - elle gisait là comme une cornemuse percée -,l'assistance commença à échanger des saluts pour s'en aller: "Bonsoir à vous, Madame... Belle nichée, on ne peut pas dire... Qu'aviez-vous dans le corps, Seraffina? une manufacture de marmots?...", Seraffina, d'un tout petit filet de voix, appela la Sage-femme. "Madame la Sage-femme, je sens que j'ai encore là quelque chose qu'il faudrait faire sortir. - Et que veux-tu faire sortir, ma fille? Ton âme? Dans le ventre, tu n'as plus rien. - Mais si, j'ai quelque chose! - Eh bien! jette ça là", dit l'autre, qui avait déjà mis capeline et bavolet et s'en allait rejoindre la compagnie, pour fêter à la taverne les cinq délivrances qu'elle avait reçues dans ses mains.

Quelle ne fut pas la surprise de la Sage-femme, quand elle vit sortir, de dessous Seraffina, une créature toute petite petite, pesant à peine autant qu'une plume de chardonneret.

Quand Seraffina vit l'enfant sur la paume de sa main, elle dit: "Mon mari sera content, il pourra au moins en jeter un". Mais la Sage-femme, qui était à moitié sorcière et à moitié fée, "Garde-le, dit-elle, et appelle-le Figounet, parce qu'il a la figure verte comme les figues qui ne mûrissent pas. - Et qu'est-ce que je vais en faire, de ce souriceau?", s'écria Seraffina. Mais la Sage-femme: "Un jour viendra où ce petit bout d'homme, ce souriceau, fera ta fortune! - Et où est-ce que je vais le cacher? - Dans le tiroir de la commode. D'ici quinze ans, je viendrai le chercher". Et elle s'en alla à la taverne.

Quinze ans passèrent, exactement. Les cinq garçons étaient devenus cinq escogriffes et, au grand désespoir de leur mère, ils s'en allaient à droite et à gauche jouer les fiers à bras; cependant Figounet, toujours enfermé dans le tiroir, entre caleçons et chaussettes, restait tout le jour dans un rayon de lumière filtrant par le trou de la serrure, à lire de tout petits livres que lui faisait remettre madame la Sage-femme.

Un beau jour, la Fortune, qui a deux cordons, l'un de fine soie et l'autre de chanvre rugueux, avec lesquels elle attrape les hommes à la gorge - et c'est pour cela qu'on l'appelle Bonne Fortune ou Mauvaise Fortune, selon le cordon qu'elle utilise, mais à la gorge à coup sûr elle nous attrape ! - la Fortune, dis-je, fit tomber le Roi malade, d'un mal si grave que même les docteurs les plus savants et les plus mirobolants du Royaume et de l'étranger n'arrivaient pas à comprendre quel diable de maladie c'était là. Et l'un disait fluxion, et l'autre pierre dans la vessie; un troisième, pépie maligne, et un quatrième, épanchement de bile dans le sang... Bref le malheureux, qui était Roi et qui était bon, était tout près de tomber dans le puits de la mort, lui et tout ce qu'il avait de couronne sur la tête.

Alors la Sage-femme, à moitié sorcière et à moitié fée, se présente à la Cour. "Que voulez-vous, madame la Sage-femme? Pourquoi venez-vous ici? Vous n'êtes pas bien informée: de plus en plus mal est le Roi, en mal d'enfant il n'est point". Mais la Sage-femme, qui était habile en intrigues, réunit tous les médecins en concile et leur dit: "Si vous m'écoutez, le Roi est sauvé et vous êtes sauvés vous aussi, qui vivez à ses dépens. Il nous faut ici quelqu'un qui descende dans les entrailles du malade et qui aille voir et regarder ce qu'il a. Et à force de voir et de regarder, peut-être découvrira-t-il le moyen de le guérir en moins de rien".

Et tous ces docteurs crasseux de se tordre de rire. "Sage-femme, vous voyez jusqu'où va votre folie!... Il faut que votre cerveau s'en soit allé. Où trouverons-nous un sujet assez rabougri pour passer par la bouche et le gosier du Roi?". Et la Sage-femme: "Ne vous en souciez point, je m'en occupe, moi".

Et quand elle fut allée à la maison de Seraffina et qu'elle lui eût annoncé que la lettre de crédit promise arrivait à échéance, on tira Figounet du tiroir où il avait passé quinze années et on le conduisit au Palais du Roi, lequel était assis dans son lit, avec les paupières comme deux voiles à moitié carguées et l'air de dire: "Le Seigneur m'attend, ne me mettez pas en retard".

Figounet, un petit bout d'homme mais tout cerveau - preuve qu'il n'est pas nécessaire d'être gros pour bien mener sa barque - dit au concile des médecins: "L'entreprise est longue et risquée. Je veux en tout cas douze coffres d'or et douze de diamants! - Et tu les auras", répondirent les autres, mais ils se faisaient un clin d'oeil comme pour dire: "Toi, pour l'instant, mets-toi en route et fais tes préparatifs. Pour la suite, bien faire et laisser braire".

Alors le chef médecin, maniant deux tenailles et trois cuillères, ouvrit la bouche du Roi, et Figounet, qui avait enroulé autour de ses hanches une cordelette à toupie, s'engouffra dans cette caverne obscure, puante de potions et de mauvaise haleine naturelle. Et qu'est-ce qu'il vit! molaires, langue et luette, palais et gosier bouchés à force de trop manger et de trop boire, comme le Roi avait fait depuis sa naissance!... Jusqu'à ce qu'il arrivât dans le tube directif où, déroulant sa petite corde, il se laissa dégringoler ou bien, si l'on préfère, il fit une longue glissade sur le cul. "Figounet, qu'est-ce que tu vois?", criaient du dehors les docteurs. "Je vois des tripes et de la fressure", répliquait l'autre de l'intérieur. "Et comment les vois-tu? - Mal foutues! - Et après, qu'est-ce que tu vois? - Je vois un embrouillamini d'intestins! - Et comment les vois-tu? - Comme les cordages du navire quand le marin est saoûl! - Et après? - Je vois le pylore! - Et comment tu le vois? - Beaucoup de poils et pas d'or!" Parce que, bonnes gens, c'était précisément la maladie du Roi: une forêt de poils gros et durs comme des soies de cochon, qui faisaient tampon et arrêtaient le transit.

"Coupe, Figounet, coupe", dirent les docteurs. Et lui, qui ne voulait se laisser engeigner par personne, pas même par le diable: "Mais vous, vous devez d'abord remettre le prix convenu entre les mains de ma petite mère, après quoi, je ferai la barbe au ventre du Roi!"

Les médecins firent grise mine, mais l'antienne avait été si claire qu'ils ne purent que répondre amen.

Figounet tailla et coupa, sarcla et arracha, et après qu'il eut parfaitement ordonné le jardin intérieur du Roi, il remonta par où il était descendu et, rentré chez lui, il vécut content et riche à crever avec sa petite mère.

Ah! J'oubliais le meilleur. Pour jouir en paix des richesses obtenues du Roi, il fallut que Figounet et sa petite mère Serafina fissent d'abord périr pendant leur sommeil Tumeur et les cinq garçons beaux comme le soleil. Moralité:

Quand Fortune est de ton côté,

tu n'as plus rien à respecter."

Le gentilhomme paraît s'être endormi... La tête penchée sur l'épaule, il a l'air entièrement immobile... N'était une légère respiration qui soulève régulièrement sa poitrine, on pourrait croire qu'il est mort... Janara en profite et, sur la pointe des pieds, va jusqu'au cagibi et, toujours sur la pointe des pieds, revient avec un grand couteau.

GENTILHOMME (sursautant) Ah!

JANARA (cachant le couteau derrière son dos) Qu'est-ce qu'il y a, tu ne dors pas?

GENTILHOMME J'ai eu un cauchemar.

JANARA Comment ça se fait?

GENTILHOMME Comment ça se fait? Tu me racontes une histoire monstrueuse, la plus monstrueuse qui soit... et tu t'étonnes que je sois visité par un cauchemar?

JANARA A mes gosses ça ne fait pas cet effet-là.

GENTILHOMME Nous ne sommes pas tous égaux en ce monde. Pas encore, en tout cas. Mais... que caches-tu là derrière?

JANARA Ça?... (Montrant le couteau) C'est un couteau. Mais pas pour toi, n'aie pas peur. Je prépare les herbes. C'est décidé, je te fais en pot-au-feu. C'est plus... civilisé: je ne t'abîme pas, je te mets à bouillir bien intact, tu ne perds pas de sang et je n'ai pas à passer le balai pour laver par terre... Et puis de temps en temps, manger léger ne fait de mal à personne.

GENTILHOMME (ironique) Tout le monde est content, si je comprends bien.

JANARA Tout le monde.

GENTILHOMME (après un silence, en l'observant) Et pourtant même dans un être comme toi... enfoui je ne sais où... loge l'instinct de progrès, le désir d'améliorer les vues de la nature... d'encourager son élan vers une idée supérieure d'humanité...

JANARA Qu'est-ce que tu dégoises?

GENTILHOMME Tu ne le sais même pas, mais il y a en toi une énergie qui travaille, qui te veut différente, plus...

JANARA (l'interrompant) Je suis très bien comme je suis. Je me plais comme ça.

GENTILHOMME (calme) Ce n'est pas vrai.

JANARA Et qui te l'a dit?

GENTILHOMME Toi-même.

JANARA Moi?!

GENTILHOMME Je t'ai entendue, tout à l'heure, devant le miroir.

JANARA Quand ça?

GENTILHOMME Quand tu rêvais, les yeux ouverts, d'une autre vie. Quand tu t'imaginais être l'épouse heureuse et vénérée d'un prince régnant, ainsi que la mère orgueilleuse de charmants petits princes...

JANARA Je rigolais. Je ne me changerais contre personne.

GENTILHOMME Permets-moi d'en douter: tu avais la voix qui tremblait.

JANARA J'avais avalé ma salive de travers.

GENTILHOMME Tu as même versé une larme.

JANARA C'était la fumée du brasero.

GENTILHOMME Les braseros éteints ne font pas de fumée.

JANARA (comme un ressort) Ça suffit, à présent!... C'est le monde à l'envers. C'est toi qui as les pieds et les mains liés, pas moi. Alors tu n'as qu'à te taire, sinon je t'étrangle de ces mains-là, tu vois? Mains de pauvre bougresse, toutes noueuses comme deux ceps de vigne. Mains usées par la fatigue à force de frotter du linge et des draps sur les pierres de la fontaine... Mains déchirées, pour toutes les fois que je me les suis mordues... (Cédant à l'émotion) Mains râpeuses comme une lime à bois... (Elle les regarde avec horreur et, instinctivement, les cache sous ses aisselles) Je rêve, je m'excite, je joue la comédie devant un bout de miroir? Bien sûr, n'importe quelle vie vaudrait mieux que la mienne. J'ai vingt-cinq ans et j'ai l'air d'une vieille estropiée. Je chantais comme un canari, et maintenant ma voix est brûlée au fond de ma gorge... Vous pensez bien, à force de crier, jour après jour, même un canari devient un chien de garde!... Et le soir, comme Dieu veut, quand j'ai mis au lit mes quatre démons... qui d'ici deux ou trois ans sont bons pour l'échafaud... arrive le cher bijou que mon pauvre père - puisse-t-il dégringoler pendant des années et des quarts d'heure dans tous les escaliers du Paradis - a voulu à toute force me donner pour époux... Don Salvatore!... mon gentil mari!... Le meilleur braquemart de tous les lazzaroni de Naples! Ivre, furieux et bien raide, il me cogne d'abord jusqu'au sang, et ensuite il me bourre à son aise. Et pour finir, en guise de remerciement, il me vomit encore dessus!... (Elle éclate en sanglots) Mais quand est-ce que la mort va me prendre, quand?!

Dans l'antre de Janara, le silence n'est rompu que par les sanglots désespérés de la femme.

GENTILHOMME (après une longue pause) Que puis-je faire pour toi?

JANARA Quoi?

GENTILHOMME J'ai demandé s'il y avait quelque chose que je puisse faire pour toi.

JANARA (se mouchant avec un pan de sa robe) Te laisser manger, qu'est-ce que tu veux faire d'autre?

GENTILHOMME Tant que je suis en vie, s'entend.

JANARA Rien, rien... Merci quand même.

GENTILHOMME Si le bourreau se désespère, ce n'est pas à la victime de le consoler. (Amer) Mais le monde, à présent, va cul par-dessus tête... Allez, parle!

JANARA Rien, je t'ai dit. (Elle se remet à hacher ses herbes pour le bouillon, puis, se ravisant) Une chose que tu pourrais faire pour moi, y en aurait une, à vrai dire... (Elle secoue la tête) Mais non, c'est un diable tentateur qu'il vaut mieux chasser. Allez, ouste!...

GENTILHOMME Ce n'est pas que tu aurais honte, j'espère?

JANARA Eh bien si, justement.

GENTILHOMME Et l'autre, le tentateur, te persécutera toujours, il ne te laissera pas en paix. Jour et nuit, nuit et jour! A la fontaine: (déguisant sa voix) "Janara! Ecoute-moi, Janara!... sinon je transforme ton linge en cailloux!" Au four du boulanger: "Janara, obéis-moi, sinon je change tes petits pains en charbon!"

JANARA (curieuse) Et qu'est-ce que tu en sais, toi?

GENTILHOMME (sans lui prêter attention) Dans ton sommeil aussi: "Réveille-toi, Janara. Réveille-toi et cède à mes flatteries. Sinon je change ton lit en fourmilière!"

JANARA (désespérée) Ah! malédiction!

GENTILHOMME Vas-y, parle, de quoi s'agit-il?

Janara hésite encore, elle n'arrive pas à se décider.

GENTILHOMME Le désir de celui qui est condamné à tuer est sacré. Je ferai tout mon possible pour te contenter. Courage, parle.

JANARA (en hésitant) C'est une chose... que les hommes font aux femmes.

GENTILHOMME (avalant sa salive) Je comprends.

JANARA (le rassurant) Non, tu ne comprends pas. Moi, personnellement, sur moi, je ne l'ai jamais éprouvé... je l'ai seulement vu faire. Une fois, devant le Palais Royal, un monsieur, tout propre et brillant comme toi, a ouvert la porte d'un carrosse, il a aidé une dame à descendre, belle comme la Vierge Marie, il lui a fait une révérence et lui a déposé un baiser sur la main. (Douloureusement) Ma main à moi, personne ne l'a jamais baisée! ... Jamais!...

GENTILHOMME (embarrassé) Et ton mari?

JANARA (sarcastique) Si je tends la main pour un baiser, il va me la manger.

GENTILHOMME (prenant son temps) Mais ce sont des usages que l'histoire est en train de balayer, des manières dépassées... Manifestations superficielles d'un monde corrompu, qui fait passer l'étiquette avant l'éthique... Formes vides, inutiles apparences...

JANARA Pour vous autres, les messieurs, qui en avez déjà goûté!... Si vous le permettez, nous voulons en goûter aussi, et on en parlera après!

GENTILHOMME (après un temps) Tu n'as pas entièrement tort. Alors? Que devrais-je faire?

D'un geste solennel, Janara lui tend sa main à baiser.

GENTILHOMME Attaché comme je suis? Je regrette. C'est impossible.

JANARA (prudente) Ta bouche, elle n'est pas bâillonnée, elle est libre.

GENTILHOMME Le baisemain est un rite complexe, une véritable cérémonie. Si tu ne me détaches pas les poignets et les chevilles, je crains que ton désir ne demeure insatisfait.

JANARA (riant sauvagement) Oui, oui, comme ça tu me fous un coup de poing et tu files comme un chat! Ohé! mon gars, je suis une souillon, mais pas une andouille.

GENTILHOMME Mettons que je n'ai rien dit.

Janara retourne à son brasero... Le gentilhomme la suit du regard.

JANARA (revenant vers lui) Jure que tu n'en profiteras pas. Jure sur le Christ en croix!

GENTILHOMME Je ne suis pas croyant...

JANARA ... que tu ne sortiras pas d'ici, jure-le!

GENTILHOMME ... mon serment n'aurait aucune valeur.

JANARA (en le singeant) "Mets-moi donc que tu n'as rien dit".

GENTILHOMME Mais je crois en la révolution jacobine comme en une religion suprême. Je jure là-dessus, si tu veux.

JANARA C'est dégueulasse, comme façon de jurer!

GENTILHOMME C'est à prendre ou à laisser.

JANARA Je peux te détacher sans danger?

GENTILHOMME Parole de citoyen.

JANARA Attention! mon mari m'égorge, si tu files!

GENTILHOMME (avec calme) Parole de citoyen, je t'ai dit.

Janara va prendre un mauvais couteau et coupe la corde qui attachait les poignets et les chevilles du gentilhomme... Une fois libéré, l'homme masse les points douloureux.

JANARA (impatiente, après une pause) Tu vas te bouger?! Salvatore peut rentrer d'un moment à l'autre...

GENTILHOMME (regardant autour de lui) Donc, donc... décrivons la scène, pour commencer. (Il fait de la place dans la pièce) C'est une cristalline journée de printemps. Sur le fond, la mer est un miroir qui se brise continuellement en mille fragments de lumière... La ville est en fête. La place devant le Palais Royal est noire d'une foule qui déborde! Mais sur le grand balcon destiné aux cérémonies solennelles, sa Majesté le Roi de Naples, encadré de drapeaux et d'étendards multicolores, a les yeux fixés sur la rue Santa Lucia. Pourquoi? Parce que c'est de là-bas que d'un moment à l'autre arrivera le carrosse dans lequel voyage la fiancée de son bien-aimé fils aîné, une princesse berbère.

JANARA (très intéressée, rectifie) Barbara!

GENTILHOMME (répétant) Berbère: c'est son pays, pas son nom.

JANARA Et son nom, comment c'est?

GENTILHOMME (embarrassé) Mais ... je ne sais pas... (Cherchant) Janara... tany. C'est ça: Janaratany, elle s'appelle.

JANARA (en extase) Janaratany! Ça me plaît, ça me plaît.

GENTILHOMME Oui, mais maintenant, monte en voiture.

Sous le regard interdit de Janara, le gentilhomme regarde autour de lui, puis il va droit au débarras, dispose deux caisses l'une sur l'autre, y fait monter la femme et pour finir, ferme le rideau

JANARA (derrière le rideau) Et alors, qu'est-ce que je dois faire?

GENTILHOMME (au centre de la scène) Attendre. Et te taire! (Recommençant à jouer) Sur la place le silence est à couper au couteau. Il n'est pas exagéré de dire qu'on entend seulement un bruit sourd et rythmé ... "tou toum, tou toum"... le bruit des coeurs qui battent à l'unisson. Comme s'il s'agissait d'un seul et immense coeur débordant d'émotion: le coeur de la foule! Et enfin le carrosse apparaît au bout de la rue. "Tarata, tarata, taratata!"

Le jeu du gentilhomme est interrompu par un soudain fracas venant du débarras.

GENTILHOMME (agacé) Mais qu'est-ce qui arrive? Qu'est-ce que tu fabriques?

JANARA Je suis tombée dans le carrosse!... J'ai entendu tous ces tarata couac couac et j'ai failli m'estropier...

GENTILHOMME (la rappelant sévèrement à l'ordre) Ah!... tu es une princesse de Berbérie, ne l'oublie pas!

JANARA (rectifiant) J' Ali failli m'estropiariAli .

GENTILHOMME Silence! Laisse-moi continuer. "Tarata, tarata, taratata!" Des tribunes les fanfares éclatent. C'est le signal qu'attendait le prince héritier... Grand, blond, les yeux bleus comme des aigues-marines, l'héritier du trône s'avance avec une démarche impériale vers le carrosse, tandis que sur son passage la foule s'ouvre en deux comme un immense rideau de scène... Mieux encore: c'est la Mer Rouge devant Moïse! (Il va vers le débarras) Arrivé au carrosse, le prince fait signe au cocher de s'arrêter, puis il ouvre la portière... (D'un geste décidé, il ouvre le rideau)

Perchée sur les caisses apparaît Janara, qui entre-temps s'est comiquement habillée avec des chiffons et des lambeaux de filets de pêche...

GENTILHOMME (maîtrisant sa surprise) Dans une sublime robe de soie indienne ... (touchant les bouchons de liège dont est parsemé le filet) fabuleusement piquée de rubis et d'émeraudes... la princesse Janaratany est une apparition céleste! Avec une amoureuse sollicitude, le prince l'aide à descendre... (le filet s'emmêle) il libère sa traîne d'un obstacle impertinent... (il ôte sa chemise) et il étend son manteau là où elle posera son gracieux petit pied (il fait le geste). Une fois descendue la princesse fait une révérence, lui adresse un sourire radieux et puis lui tend sa main d'albâtre... pour ce baiser tendre et plein de solennité... destiné à sceller la naissance d'un grand amour...ainsi que d'une nouvelle dynastie régnante!

Le baisemain qui suit, long, inspiré, se déroule dans un silence absolu. Mais brusquement, comme si elle était frappée par la foudre, Janara s'écroule à terre en se contorsionnant horriblement.

GENTILHOMME (terrorisé) Janara! Que se passe-t-il? Qu'est-ce que tu as?

Janara gémit et halète comme un soufflet.

GENTILHOMME Parle, tu te sens mal? ... Pour l'amour du ciel, Janara!

JANARA (revenant à elle peu à peu) Madonna! Ma chère et belle Madone, quelle secousse!

GENTILHOMME (passant le bras sous sa tête) Allons, allons, ça va déjà mieux, c'est en train de passer.

JANARA (amère) Eh oui! ça passe!

GENTILHOMME Ce n'est rien, calme-toi. C'est peut-être la faim...

JANARA On peut dire ça...

GENTILHOMME Alors? Tu m'expliques ce qui t'a pris?

JANARA (encore haletante) A peine tu as touché ma main avec ta bouche, j'ai vu des centaines de colombes me passer devant les yeux... En même temps j'avais des milliers de fourmis qui couraient sur mon dos dans tous les sens... Par moments la peau me brûlait et tout à coup elle devenait plus froide que la neige! ... Et puis... (Elle s'arrête, comme si elle était gênée)

GENTILHOMME Et puis?

JANARA Et puis un élancement, là... (Elle touche son ventre) Mais ça ne faisait pas mal, au contraire! J'ai senti... ça m'est remonté jusque dans la tête, je n'avais jamais éprouvé ça. Même pas quand Salvatore m'a serrée dans ses bras la première fois. (Réfléchissant) Maintenant je comprends pourquoi Don Catello, ce cochon! ... se fait toujours baiser la main!

Dans le moment de gêne qui suit, le gentilhomme aide Janara à s'asseoir, puis va ramasser la corde... Janara le regarde, surprise... Le gentilhomme vient derrière elle et lui passe la corde autour du cou... Janara essaie de se dégager... Il s'ensuit quelques instants d'une tension désespérée... Puis c'est le gentilhomme qui lâche prise... Janara, toussant et se massant le cou, s'écarte de lui...

LE GENTILHOMME (lui tendant la corde) Aide-moi. Tout seul, je n'y arrive pas.

JANARA Ah! tu m'assassines, et tu veux que je t'aide?

LE GENTILHOMME Aide-moi à m'attacher.

JANARA Pourquoi, tu ne fous pas le camp?!

LE GENTILHOMME Tu le voudrais?

JANARA (hésitant, puis avec difficulté) Oui.

LE GENTILHOMME Mais moi je ne peux pas.

JANARA Et pourquoi donc?

LE GENTILHOMME Je t'ai donné ma parole.

JANARA (après un temps) Et moi je te la rends.

LE GENTILHOMME Ce n'est pas une chose qu'on puisse "rendre", une fois donnée.

JANARA (sincère) Je ne te comprends pas!

LE GENTILHOMME Et puis... tu n'as pas dit que ton mari va te tuer s'il ne me trouve pas ici?

JANARA Si la Madone le voulait!... Comme ça j'aurai la paix, et bon vent à ceux qui restent!... La vie, c'est une chaussure trop étroite: plus vite tu l'enlèves, plus vite tu cesses d'avoir mal.

LE GENTILHOMME Non, non, de nous deux, c'est moi qui dois mourir.

JANARA Et qui est-ce qui dit ça?

LE GENTILHOMME C'est l'Histoire qui le dit. La cause jacobine est perdue!... Du moins pour le moment. Et il y a des cas où survivre à ses compagnons de lutte est un si grand déshonneur qu'en comparaison, la mort n'est pas le pire des maux. Si tu savais combien d'amis que j'adorais j'ai vu tomber l'un après l'autre à côté de moi...

JANARA (essayant de prendre part à sa douleur) Beaucoup, hein?

LE GENTILHOMME (se souvenant) A l'un d'entre eux j'étais lié par une très douce affection. Un jeune garçon à qui mère nature avait accordé à un même degré le charme physique et les richesses spirituelles. Il avait perdu tout jeune ses parents et on me l'avait confié, parce que j'étais un parent éloigné. J'ai été un père pour lui... Et il a été un fils pour moi. (Désespéré) Je l'ai vu disparaître dans la mêlée, alors que les combats pour défendre Castel Sant'Elmo redoublaient de férocité ... Ermanno, il s'appelait.

JANARA Ermanno... Ermanno... Un jeune un peu rouquin?

LE GENTILHOMME (son visage s'éclaire) Oui, il avait les cheveux roux.

JANARA Et il avait un oiseau brodé sur sa chemise?

LE GENTILHOMME (confirmant) Un faucon. L'emblème de ses ancêtres.

JANARA Et une envie de fraise sur l'épaule droite?

LE GENTILHOMME Exactement.

JANARA (sursautant) Madonna!

LE GENTILHOMME (avec angoisse) Mais comment fais-tu pour savoir tant de choses sur lui? Où l'as-tu vu, quand?

JANARA Chez la commère de mon mari, l'autre soir. (Puis, mettant les mains en avant) Mais moi je n'y ai pas touché, je te jure!... Même pas un petit morceau comme ça! (Elle montre son ongle)

LE GENTILHOMME (cachant son visage dans ses mains) Oh! monde, monde! Il est donc écrit que ta fin est venue? (Puis, avec décision) Allez, attache-moi, prends ton grand couteau et finissons-en!

JANARA Mais ce n'était peut-être pas lui... Je me suis peut-être trompée...

LE GENTILHOMME (hurlant) Prends le grand couteau! Ou c'est moi qui le prends!...

JANARA Tu parles pour de bon?

LE GENTILHOMME Mieux encore: je t'en supplie à genoux. (Il se jette à ses pieds)

JANARA (essayant de se convaincre elle-même) Comme ça nous y gagnons tous, c'est ça que tu veux dire?

LE GENTILHOMME (confirmant) Oui, vraiment tous.

JANARA (montrant le soupirail) Même ces pauvres créatures du bon Dieu, qui ne savent même pas ce que c'est que d'être rassasiés, n'est-ce pas?

LE GENTILHOMME Eux aussi, bien sûr. Janara se lève et, comme en transes, lui attache les poignets derrière le dos... Puis elle va prendre son grand couteau et une des deux caisses qui ont servi tout à l'heure... Au loin on entend, sinistre, le chant de Salvatore.

SALVATORE "La chair de jacobin est sèche et dure

elle vous reste entre les dents...

Sèche et dure, elle vous reste entre les dents

Mais pour la faim du sanfédiste,

il n'y a jamais assez de viande à manger...

Et l'cardinal nous absoudra..."

JANARA (courant à la porte et enchaînant) "d'la chair d' chrétien, ça n'en est pas!" (Puis elle revient) C'est Salvatore. Tu veux te faire tuer par lui?

LE GENTILHOMME (vivement) Non, non, fais-le, toi. Une seule prière: ... mon cerveau, je ne voudrais pas qu'il finisse sous la dent de... celui-là.

JANARA (étonnée) Et pourquoi?

LE GENTILHOMME Vanité de libre penseur.

JANARA Mais c'est impossible. C'est la première chose qu'il va mettre sur son assiette...

LE GENTILHOMME C'est la seule grâce que je te demande!

JANARA (réfléchissant) On va faire comme ça: je le cacherai. Et s'il le cherche, je lui dirai que tu n'en avais pas.

LE GENTILHOMME C'est ça, oui.

JANARA Mais après, qu'est-ce que j'en fais?

LE GENTILHOMME Jette-le aux poissons, quand tu iras au bord de la mer.

JANARA (retenant ses larmes) Non, je vais faire autre chose... Je le mettrai dans de l'eau de vie... Et je le mangerai par tout petits bouts chaque fois que mon mari me cognera au sang avant de se soulager sur moi!... En guise de consolation...

LE GENTILHOMME Très bien, fais comme ça. Et maintenant, du nerf! ... (Il pose sa tête sur la caisse qui sert de billot) Allez, donne un bon coup!

On entend, plus proche, le chant menaçant de Salvatore.

SALVATORE "Avec un os de jacobin j'ai fait une toupie boîteuse..."

JANARA Mais tu trembles! Tu as peur!

LE GENTILHOMME Ce n'est pas de la peur. C'est le frisson qu'on éprouve en face du néant absolu...

JANARA (lève son couteau, puis, reniflant) Et pourtant je sens une drôle d'odeur. Comme quand les gosses se font caca dessus...

LE GENTILHOMME (dans le paroxysme de l'auto-anéantissement) Coupe! Qu'est-ce que tu attends?!

JANARA (pratique) Mais moi, il va me falloir des heures pour te nettoyer!

LE GENTILHOMME Tu vas te décider, malédiction? Coupe, bon Dieu, tranche!

JANARA (avec décision) Reste tranquille, j'y vais!

Sur le grand couteau de Janara toujours levé, immobilisé dans le geste de retomber sur le cou du gentilhomme...

NOIR