Le complexe de Philèmon

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LE COMPLEXE DE PHILÉMON texte

LE COMPLEXE DE PHILÉMON

ACTE PREMIER


UN SEUL DÉCOR :

Le salon d'un hôtel grand bourgeois du XVIIle
Une porte côté cour donnant chez Madame.    Une porte côté jardin donnant chez Monsieur.
(Nous les appellerons - par commodité -porte Madame et porte Monsieur.)
Au fond, fenêtre et passage sur vestibule offrant une troisième sortie.

Au lever du rideau, Antonia est seule en scène. Elle essuie minutieusement les pions d'échecs, un à un. Sonnerie de l'entrée. Elle passe dans le vestibule.
Au même moment, la porte Monsieur s' ouvre et BIaise apparaît, à reculons. Son regard, très attentif, ne quitte pas la pièce d'où il vient de sortir. Il se livre à une mimique curieuse, jouant avec la porte, se cachant brusquement derrière, l'entr'ouvrant avec précaution, etc... Il tient à la main un carnet et un crayon.
Antonia, revenue, surprend ces attitudes.
Elle s'approche, étonnée.

BIaise se retourne.

ANT0NIA. - Tu joues à cache-cache ?

BLAISE, très ennuyé. - Tu étais là, Antonia...

ANTONlA. - Qu'est-ce que tu fais avec ce carnet ?

BLAISE. - Je... je dessine.

ANTONIA. - Tu deviens bien bizarre, Blaise...

BLAISE. - Tu me voulais quelque chose ?

ANTONIA. - Il y a un Monsieur qui demande à voir Madame. Il dit qu'il a rendez-vous.

BLAISE. - Il ne t'a pas dit de nom ?

ANTONIA. - Il m'en a dit deux. J'ai compris que le premier. David...

BLAISE, sautant. - David-Kouglow ? Le professeur David-Kouglow ?

ANTONIA. - Ça doit être ça.

BLAISE, se précipitant dans le vestibule. -Enfin !

ANTONlA. - Ce qu'il est bizarre.

(Entrée du Professeur David-Kouglow -chapeau et parapluie suivi de Blaise, très affairé.)

BLAISE. - Si Monsieur le Professeur veut se donner la peine d'entrer... (A Antonia.) Antonia, va tout de suite prévenir Madame que M. le Professeur est là.

ANTONlA. - David quoi ?

BLAISE. - Madame sait qui c'est. Dépêche-toi.

(Sortie d'Antonia par porte Madame.)

Si Monsieur le Professeur veut bien prendre place.

(Allant vers porte Monsieur.)

Je m'excuse, mais je ne dois pas bouger de l'antichambre de M. Saint-Faust. Monsieur le Professeur comprend peut-être ?

LE PROFESSEUR. - Pae encore.

BLAISE, qui recommence à jouer avec la porte.
Monsieur le Professeur ne tardera pas à comprendre.

( Il se tord le cou pour regarder. La voie est devenue libre. Il envoie un sourire au Professeur et disparaît en pirouettant. Le professeur, seul, observe autour de lui meubles et bibelots et plus spécialement le piano, légèrement poussiéreux. Pour terminer par l'échiquier, dont chaque pièce est brillante de propreté. Entrée de Mme Saint-Faust .)

HÉLÈNE. - Ah ! Maître ! Merci d'avoir répondu si vite à mon appel.

LE PROFESSEUR. - Madame, j'y étais tenu. N'est-ce pas moi qui ai éveillé en vous la conscience des périls psychiques ?

HÉLÈNE. - C'est vrai. Avant de vous entendre, je ne me doutais de rien. Enfin, je mettais tout sur le compte des mille petits phénomènes de la vie quotidienne.

LE PROFESSEUR. - La vie quotidienne est faite en effet de mille petits phénomènes. C'est curieux qu'on leur donne bien le nom qu'il faut mais pas l'attention qu'ils méritent.

HÉLÈNE. - Tout me semblait normal.

LE PROFESSEUR. - Rien n'est normal, Madame.

HÉLÈNE, - Eh non, rien. C'est à vous que je dois cette découverte bouleversante. En sortant de votre conférence, c'est comme si jusqu'alors je n'avais été qu'un personnage de cette toile et que, m'échappant soudain du cadre, j'entre dans la vie.

LE PROFESSEUR. - C'est ravissant.

HÉLÈNE. - C'est terrible, Maître.

LE PROFESSEUR. - C'est terrible aussi.

HÉLÈNE. - Tout ce que vous avez dit sur la vie du couple et ses maladies inconscientes, quelle révélation ! Et comme vous avez dû souffrir ! Que de mariages malheureux !

LE PROFESSEUR. - Ni heureux ni malheureux.

HÉLÈNE. - C'est pire. Vous avez souffert mille mariages malheureux par la pensée.

LE PROFESSEUR. - Chère Madame, ai nous laissions là mes tourments pour parler des vôtres. Je suppose que votre révision des valeurs vous a ouvert les yeux sur un problème ou un cas précis que vous désirez me soumettre ?

HÉLÈNE. - C'est ça. Oui.

LE PROFESSEUR. Eh bien, Madame, je vous écoute.

HÉLÈNE. Voilà. C'est mon mari. ( se levant .) Je m'excuse : un tout petit instant. (Elle entr'ouvre laporte Monsieur, appelle: } Blaise ! ( Entrée de Blaise qui restera sur le seuil. ) Monsieur est dans son bureau ?

BLAISE.- Oui, Madame.

HÉLÈNE. Que fait-il ?

BLAISE. - Il dicte son courrier à la secrétaire, Madame.

HÉLÈNE, - Comment s'y prend-il ?

BLAISE. -- Il parle à haute voix, Madame.

HÉLÈNE. --- Oui. Et après ?

BLAISE. -- Il marche. Il va du bureau à la fenêtre. Puis de la fenêtre au bureau. Parfois il tambourine sur un carreau.

HÉLÈNE - Quelle fenêtre ?

BLAISE, - Celle qui donne sur le port, Madame.

HÉLÈNE - C'est tout ?

BLAISE. - Il regarde aussi le tapis.

HÉLÈNE. -- Le tapis ?

BLAISE. - Oui, Madame. Fixement.

HÉLÈNE. - Fixement. - Eh bien, continuez.

BLAISE. - Monsieur commence à trouver bizarres mes apparitions répétées.

HÉLÈNE- Tant pis, continuez. Vous n'en avez plus pour longtemps, j'espère. ( Sortie de Blaise. Elle revient au Professeur.) Un mot encore. Mon mari est très ponctuel, il ne bougera pas avant cinq heures, l'heure de notre partie d'échecs, mais s'il venait à entrer, je vous présenterais comme une connaissance quelconque, pas comme un psychiatre.

LE PROFESSEUR. - Comme vous voulez, Madame. Si c'est pour lui, il est préférable, en effet, de ne pas lui donner l'éveil.

HÉLÈNE. - Oui, c'est pour lui, hélas ! Mon pauvre François !

LE PROFESSEUR. -- Du courage, Madame.

HÉLÈNE. -. C'est trop injuste, vous comprenez. Il ne méritait pas ça. Oui, je dois vous le dire tout de suite, maître, j'ai un mari parfait.

LE PROFESSEUR, sortant un carnet. - Vous permettez ? Je vais prendre des notes.

HÉLÈNE. - Faites. Parfait ! vous pouvez le noter, et le souligner.

LE PROFESSEUR. - Quelle profession ?

HÉLÈNE. - Armateur.

LE PROFESSEUR. - Pas d'enfants ?

HÉLÈNE. - Oh ! non, il me l'aurait dit.

LE PROFESSEUR. -- Vous deux, Madame.

HÉLÈNE. - Ah ! non, pas d'enfants. Mais la vie la plus rangée, la plus harmonieuse. Cet homme qui envoie des bateaux dans toutes les directions du monde n'en connaît qu'une lui : celle de son foyer.
Sa collection de vieilles estampes marines, la chasse au courlis, les échecs, c'est tout. Et sobre. Et toujours souriant. Enfin, tout ça c'est le passé !

LE PROFESSEUR. - Qu'est-il donc arrivé, Madame ?

HÉLÈNE. - Eh bien, Maître, que mardi, en rentrant de votre conférence, j'ai trouvé mon mari dans un état des plus inquiétants.

LE PROFESSEUR. - Qu'y avait-il de changé en lui ?

HÉLÈNE.-En lui, rien. Mais en moi, tout. Grâce à vous, Maître, il m'est apparu que cette quiétude de surface cachait la pire des névroses. Quand je pense que le mal le ronge depuis des années peut-être, et que moi, pauvre aveugle, je nevoyais rien et ne faisais rien !

LE PROFESSEUR. - Chère Madame, ne vous affolez pas. . Le cas est, hélas ! fréquent. Il se peut que vous m'ayez appelé à temps. Donc, en retrouvant votre mari, vous l'avez vu sous un jour nouveau, sous son aspect psychique.

HÉLÈNE.- Oui. Il m'a semblé que jusque-là ne l'avais jamais regardé plus loin que son noeud de cravate ou la raie de ses cheveux. Mardi, pour la première fois, je voyais dans son âme. Vous comprenez , Maître ?

LE PROFESSEUR.- Et qu'y avez-vous vu ?

HÉLÈNE.- Dans son âme ?

LE PROFESSEUR. - Oui.

HÉLÈNE.- Rien. C'est un abîme. Mais je ne savais pas que cet abîme existait. Quelle angoisse !

LE PROFESSEUR. - Cette sensation d'abîme est certes très intéressante. Mais ce n'est pas tout ? Vous avez relevé des signes ?

HÉLÈNE.- Si j'ai relevé des signes ? Je ne fais que ça depuis trois jours . J' ai même chargé Blaise, son domestique, de l'observer du matin au soir, me rappelant comme vous le disiez, que le plus infime détail est souvent très révélateur.

LE PROFESSEUR .- Vous avez très bien fait. Pouvez-vous me citer quelques-uns de ces signes ?

HÉLÈNE.- Eh bien, la première chose qui m'a frappée en le retrouvant, ce sont les soupirs.

LE PROFESSEUR.- Les soupirs ? Il soupire fréquemment ?

HÉLÈNE.- Tout le temps .

LE PROFESSEUR.- Et vous ne l'aviez jamais remarqué ?

HÉLÈNE .- Jamais. Parce que le pauvre ami a trouvé un subterfuge pour cacher ses soupirs.

LE PROFESSEUR.- Cela ne me surprend pas : les psychopathes sont très ingénieux pour dissimuler leur mal. Que fait votre mari ?

HÉLÈNE .- Il fume. Il fume sans arrêt. Ainsi chaque bouffée qu'il lance, c'est un soupir qu'il cache. N'est-ce pas tragique, Maître ? Voilà dix ans que mon mari soupire et que je crois qu'il fume.

LE PROFESSEUR.- Hélas ! Madame, beaucoup de fumeurs sont dans ce cas.

HÉLÈNE.- Tenez. Regardez ce que j'ai trouvé sur sa table de travail.

LE PROFESSEUR .- Qu'est-ce que c'est ?

HÉLÈNE.- Un de ces dessins, dont vous parliez dans votre conférence, qu'on crayonne machinalement, et qui révèlent si bien les états d'âme.

LE PROFESSEUR.-Ah ! Oui, oui. Très intéressant .

HÉLÈNE.- Regardez comme c'est triste. On ne sait pas du tout ce que ça peut représenter, mais c'est d'un triste !

LE PROFESSEUR.- Ces volutes sont , je l'avoue, d'un mouvement très tourmenté.

HÉLÈNE.- Et cette espèce de macaron, là , avec toutes les larmes qui pendent. C'est lugubre ! Mais où sa détresse a éclaté à mes yeux, c'est dans le fauteuil.

LE PROFESSEUR.- Dans quel fauteuil ?

HÉLÈNE .- Celui-ci !

LE PROFESSEUR, se levant - Ah ! Ah ! ( Il va examiner le fauteuil, s'y assoit .L'éprouve. ) C 'est pourtant un excellent fauteuil.

HÉLÈNE.- Ah ! Pauvre ami !

LE PROFESSEUR.- Remettez-vous , Madame . Que lui est-il arrivé dans ce fauteuil ?

HÉLÈNE.- Eh bien, il s'est endormi.

LE PROFESSEUR.- Et il a rêvé tout haut ?

HÉLÈNE .- J'aurais bien voulu. Mais non.

LE PROFESSEUR .- Quelque plainte lui a échappé ?

HÉLÈNE.- Non, non.

LE PROFESSEUR.- Il a fait un épisode de somnambulisme ?

HÉLÈNE.- Non plus.

LE PROFESSEUR.- Enfin, Madame, ce sommeil offrait un trait caractéristique ?

HÉLÈNE.- Oh ! Oui.

LE PROFESSEUR.- Quoi donc, Madame ?

HÉLÈNE.- Le silence.

LE PROFESSEUR .- Le silence ?

HÉLÈNE.- Ah ! Maître. Un silence effroyable .

LE PROFESSEUR. - Evidemmemt. N'oublions pas toutefois, Madame, que le silence est un phénomène qui accompagne normalement l'état de somme.

HÉLÈNE.- Non, Maître. Vous l'avez dit, il n'y a pas de phénomène normal. Ce silence était terrible. C'était un cri, d'ailleurs. Un cri de douleur.

LE PROFESSEUR. - Les signes du réveil, et les propos du matin sont particulièrement intéressants. En avez-vous noté, Madame ?

HÉLÈNE. --- Bien sûr, j'y ai pensé. Blaise, qui assiste à son lever, note tout. Attendez.

( Elle entr'ouvre la porte Monsieur et fait signe à Blaise, toujours en faction. )

BLAISE, apparaissant - Monsieur dicte toujours, mais il s'est assis. Il a les jambes croisées. Il regarde toujours le tapis.

HÉLÈNE. . Il faudra que je voie ce tapis. Approchez, Blaise. Blaise est un vieux serviteur, Maître. Sa femme a vu naître mon mari. Il n'y a pas de secret pour lui dans la maison, et quand il y an a un, vous voyez, je l'y mets.

LE PROFESSEUR. - Vous avez, paraît-il, observé votre maître au réveil?

BLAISE. -- Oui, Monsieur le Professeur.

HELENE. - Voulez-vous lire ce que vous avez noté ?

BLAISE, lisant. - Jeudi. Monsieur, en se réveillant, me demande si on était bien jeudi. Je lui dis oui, Monsieur, c'est jeudi. Il me répond alors demain c'est vendredi. Puis Monsieur a ajouté : Blaise, je perds la mémoire. Il s'est plaint d'un moustique qui l'aurait tarabusté pendant la nuit. Il a trouvé que les nuits allon-geaient. Je lui ai répondu que ce n'était pas étonnant, vu que les jours avaient beaucoup raccourci. Vendredi. Monsieur s'étire avec un profond soupir.

( Geste de Madame au Professeur « Vous voyez ! »)

Puis il allume une cigarette. Je me permets de lui dire qu'il fume beaucoup. Il hausse les épaules et, me demande mon âge. Je lui dis que j'ai soixante-huit ans. Il me félicite et me dit que sa génération ne valait pas la mienne. -Samedi - ce matin - Monsieur est déjà levé. Il se rase et peste contre les lames de rasoir. Il me dit qu'il y a des jours où il envie les barbus. Je demande à Monsieur pourquoi il ne se laisserait pas pousser la barbe, qu'il la porterait sûrement bien. Il a un petit ricanement : et Madame ?

HÉLÈNE. - Quoi donc, Blaise ?

BLAISE. - Non, Madame, c'est Monsieur qui a dit : Et Madame? sur le ton : qu'en penserait Madame?

HÉLÈNE. -- Ah! oui. Pauvre François !

BLAISE referme son calepin. - C'est tout.

LE PROFESSEUR. - Je vous remercie, mon ami.

HÉLÉNE. - Désirez-vous, Maître, que Biaise vous parle de ses autres observations de la journée?

LE PROFESSEUR. - Pour le moment, ce n'est pas la peine.

HÉLÊNE. - Allez, Blaise. (Sortie de Blaise.) Ces signes ne vous semblent pas intéressants ?

LE PROFESSEUR. - Pas intéressants, l'amnésie précoce, le mythe du moustique,  le complexe de la  barbe?  Qu'est-ce qu'il vous faut, Madame?

HÉLÉNE. - Je ne me suis pas trompée, il est atteint ?

LE PROFESSEUR. - Il est à peu près certain, Madame, que nous nous trouvons devant un cas de névrose à évolution lente.

HÉLÊNE. - Ah! j'en étais sûre, notez. Mais je m'accrochais à je ne sais quel espoir : « Tu te trompes peut-être! »

LE PROFESSEUR. - Non, Madame. Moi, je pourrais me tromper. Pas vous. Vous avez une connaissance de votre mari à la fois consciente, inconsciente, subconsciente, préconsciente et co-consciente, dont il serait présomptueux de nier la pénétration.

HÉLÊNE. - Et qu'est-ce qu'il a ?

LE PROFESSEUR. - Oh! Madame, nous n' en sommes pas encore là ! Ce ne sont pas quelques indications, certes précieuses, mais sommaires, qui me permettront de déceler l'origine de la névrose qui ronge M. Saint-Faust. Si vous le voulez bien, Madame, c'est moi qui vais vous poser quelques questions.

HÉLÈNE. -- Mais oui, Maître.

LE PROFESSEUR. - Tout d'abord, avez-vous à signaler dans le passé des crises psychiques ca-ractérisées?

HÉLÊNE. Il en a peut-être fait sans que personne s'en aperçoive.

LE PROFESSEUR.    Je parle de crises violentes qui passent difficilement inaperçues. Comme le viol. Il y a toujours quelqu'un qui s'en aperçoit.

HÉLÊNE.- Oh ! Non. Pas de viol.

LE PROFESSEUR. - Jamais non plus de torpeur mystique avec décision de rentrer dans les ordres ? Ou d'envie démentielle, comme se présenter aux élections ?

HÊLÈNE. - Jamais.

LE PROFESSEUR. - Bien. Depuis combien de temps êtes-vous mariés?

HÉLÈNE. - Attendez. Depuis... (Elle compte.) Eh oui ! C'est inouï !C'est bien ça !

LE PROFESSEUR. - Vous ne m'avez pas répondu. Madame.

HÉLÈNE. Oh Pardon. Quatorze ans.

LE PROFESSEUR. - Quel âge avait votre mari ?

HÉLÈNE. - Eh bien, quatorze ans de moins.

LE PROFESSEUR. - C'est-à-dire ?

HÉLÈNE. -. Oh ! Pardon. Vingt-huit ans.

LE PROFESSEUR. C'était son premier mariage ?

HÉLÈNE. - Oh ! oui.

LE PROFESSEUR. - Mariage de pure inclination ?

HÉLÈNE. Oh ! oui.

LE PROFESSEUR. Vous vous connaissiez depuis longtemps?

HÉLÈNE. Non. Enfin, si. Mais je ne le savais pas.

LE PROFESSEUR. Qu'est-ce que vous ne saviez pas ?

HÉLÈNE. Que je le connaissais.

LE PROFESSEUR. -- Vous voulez dire que vous le connaissiez, mais dans votre inconscient ?

HÉLÈNE. ---- Non. Dans la rue.

LE PROFESSEUR, Dans la rue ?

HÉLÈNE. -- Oui, je le voyais passer dans la rue. Mais je ne savais pas que c'était lui !

LE PROFESSEUR. - Pourquoi ?

HÉLÈNE. Parce que je ne le connaissais pas. Vous comprenez ?

LE PROFESSEUR. - C'est bien ce que je disais, vous le connaissiez dans votre inconscient.

HÉLÈNE. - Ah oui ? Eh oui. Il m'a fallu attendre quatorze ans pour le savoir.

LE PROFESSEUR. Et dans quelle rue était-ce ?

HÉLÈNE. - Dans celle-ci.

LE PROFESSEUR. - J'y suis. C'est votre maison de jeune fille. Vous l'aperceviez de votre fenêtre.

HÉLÈNE. -- Voilà. D'ici. ( Elle est près de la fenêtre et le revoit. ) Il avait de petits chapeaux ridicules. Il était charmant. Pauvre François !

LE PROFESSEUR. --- Et vous le voyiez souvent ?

HÉIJÈNE. - Tous les jours.

LE PROFESSEUR. - Il faisait exprès de passer sous vos fenêtres ?

HÉLÈNE. -Pas du tout. Il était forcé.

LE PROFESSEUR. Pourquoi donc ?

HÉLÈNE. Parce qu'il habitait au 12. Et ici, c'est le 10.

LE PROFESSEUR. C'était votre voisin.

HÉLÈNE. Eh oui.

LE PROFESSEUR. - - Très curieux. Et dans quelles circonstances s'est produite l'interférence de vos destinées ?

HÉLÈNE. - Comment nous avons fini par lier connaissance ?

LE PROFESSEUR. - Si vous préférez.

HÉLÈNE. - A cause du piano. Un jour, mes parents étaient sortis, j'étais au piano, je me retourne, qui vois-je, planté là, comme un pommier ? Le Monsieur au petit chapeau ridicule. Je ne l'avais pas entendu entrer. Le petit chapeau passait un mauvais moment.

LE PROFESSEUR. - Timidité ?

HÉLÈNE. - Oh ! non. Colère. Mon voisin venait me demander de changer mes heures de musique, parce que lui aussi faisait du piano. Et nos heures étaient les mêmes. De la sorte, il entendait le mien, et ça le gênait.

LE PROFESSEUR. - Vous, vous n'entendiez pas le sien ?

HÉLÈNE. .-- Non, parce que moi, je chantais.

LE PROFESSEUR, -- Alors ?

HÉLÈNE. -   Ça a très mal tourné. Il m'a dit que j'avais une voix intéressante, mais un goût musical déplorable. Que par surcroit mon piano était faux. Qu'il avait l'adresse d'un très bon accordeur. Que sais-je ?

LE PROFESSEUR. -- Et trois semaines après vous étiez mariés ?

HÉLÈNE -- Oh ! non. Il a fallu d'abord que j'apprenne tous ses musiciens préférés. L'accordeur est venu dans la semaine. Et pendant quatre mois, nous avons fait de la musique matin et soir.

LE PROFESSEUR. -- Il attachait beaucoup d'importance à la musique ?

HÉLÈNE. Beaucoup.

LE PROFESSEUR, qui prend toujours des notes.
- Et vous, Madame ? Le premier regard. Pas dans la rue. Ici. Cette première fois. En dehors du chapeau, qu'est-ce qui vous a frappée en lui ? Ne vous souvenez-vous pas d'un détail particulier ?

HÉLÈNE. -- Oh ! si. Le fil. Je m'en souviens très bien.

LE PROFESSEUR. - Quel fil ?

HÉLÈNE. - Il avait un fil sur la manche de son veston.

LE PROFESSEUR. - Ah !

l-IÉLÈNE. -. J'avais une envie folle de le lui enlever. Je crois même que je l'ai revu uniquement pour ce fil

LE PROFESSEUR. - Et vous l'avez enlevé ?

HÊLÈNE. - Non. Il n'y était plus.

LE PROFESSEUR. - Tout cela est extrêmement intéressant. Vous voilà mariés.. Quatorze ans passent.

HELÊNE. - Quatorze ans ?

LE PROFESSEUR. C'est vous qui me l'avez dit.

HÉLÈNE, elle recompte. - Eh oui, c'est bien ça.

LE PROFESSEUR. - Quels sont les faits saillants de ces quatorze années ?

HÉLÈNE. Il y en a sans doute mille, mais quand on ne connaît pas la psychanalyse, tout paraît si simple qu'on ne se doute de rien.

LE PROFESSEUR. -- Quand vous dites que M. Saint-Faust est un mari parfait, je pense qu'il n'y a aucune indulgence de votre part, et que de votre côté, Madame, vous répondez à ses vertus ?

HÉLÊNE - Ah ! Maître. Je sais, c'est un peu bête de dire ça, mais on nous cite en exemple : si vous voulez voir un couple modèle, voyez les Saint-Faust. Pauvres Saint-Faust !

LE PROFESSEUR. - Dominez-vous, Madame. Je vais maintenant vous demander quelques précisions plus particulières sur M. Saint-Faust lui-même. Il faut vous attendre, Madame, à des questions auxquelles généralement on ne s'attend pas.

HÉLÈNE. -Oh ! Depuis mardi, je m'attends à tout !

LE PROFESSEUR. -- Bien. M. Saint-Faust a-t-il encore ses parents ?

HÉLÈNE. - Sa mère seulement,

LE PROFESSEUR. Quel âge avait-il à la mort de son père ?

HÉLÈNE. - Je ne sais plus. Il devait être très jeune. Presque enfant.

LE PROFESSEUR - Presque enfant ! Et comment est survenue cette mort ?

HÉLÈNE. - Accidentellement.

LE PROFESSEUR. Ah ? Naturellement, Madame, vous comprenez bien qu'il faut tout me dire. La moindre omission rendrait inutiles tous mes efforts.

HÉLÈNE. - Mais naturellement, Maître.

LE PROFESSEUR. Vous êtes bien sûre qu'il n'a pas tué son père ?

HÉLÈNE. - Qui ça ?

LE PROFESSEUR. - Votre mari, Madame.

HÉLÈNE. - Mon mari, tué son père ?

LE PROF'ESSEUR. - Ceci resterait entre nous, bien entendu.

HÉLÈNE. - Oh ! Qu'est-ce qui peut vous faire penser une chose pareille ?

LE PROFESSEUR. - Madame, je vous ai prévenue, il faut vous attendre à des questions très inattendues. Je ne suis pas policier. Si je vous pose cette question, c'est uniquement en pensant au complexe d'Oedipe.

HÉLÈNE. - Le complexe d'Oedipe ?

LE PROFESSEUR., - Oui, Madame, qui, inclinant le fils vers la mère, l'incite à tuer le père.

HÉLÈNE, - Mais c'est épouvantable !

LE PROFESSEUR. C'est assez pénible. Cette mort accidentelle de M. Saint-Faust père avait
dû frapper l'enfant. Votre mari ne vous en a jamais parlé ?

HÉLÈNE. - Si, bien sûr. Mais tout cela est très flou dans mon esprit. M. Saint-Faust est tombé dans la cage d'un monte-charge.

LE PROFESSEUR. - Croyant mettre le pied sur le plateau ?

HÉLÈNE, - Je pense.

LE PROFESSEUR. -. Plateau qui aurait donc dû être en haut et qui était en bas ?

HÉLÈNE. -- Voilà !

LE PROFESSEUR. - Eh oui, voilà ! Et cela vous semble normal ?

HÉLÈNE. - Je vous dis, Maître, avant, tout me semblait normal. Mais je m'en rends bien compte maintenant, ce plateau qui était en bas alors qu'il aurait dû être en haut, ce n'est pas normal du tout.

LE PROFESSEUR. - Et où était le petit François ?

HÉLÈNE, - Ça, je ne sais pas.

LE PROFESSEUR. - Vous ne savez pas. Quelle négligence ! Vous ne voyez pas l'importance qu il y a de le savoir ?

HÉLÈNE. - Pas très bien. Pourquoi, Maître ?

LE PROFESSEUR. - Mais, Madame, parce qu'appuyer sur un bouton pour déplacer indûment un monte-charge est un acte spécifiquement enfantin.

HÉLÈNE. - Comment, Maître ! Vous ne pensez pas ?...

LE PROFESSEUR. - Madame, vous m' avez appelé pour penser à tout. Et, plus spécialement, tout ce à quoi vous n'osez pas penser. Nous recherchons les complexes fondamentaux de votre mari. Ils se trouvent dans l'enfance. Freud les situe même dans le nourrisson. Jung va jusqu'à les découvrir dans le foetus. C'est en nous penchant sur le petit François enfant que nous déchiffrerons M. Saint-Faust quadragénaire.

HÉLÈNE. - Ah ! si j'avais su tout cela plus tôt !

LE PROFESSEUR. - Eh oui ! Car, somme toute, cet accident n'ayant jamais été tiré au clair, vous avez épousé, Madame, un monsieur dont vous ne saviez même pas s'il n'a pas tué son père.

I-IÉLÈNE. - C'est vrai. Ah ! C'est effroyable !

LE PROFESSEUR. - C'est en tout cas léger. Je vous le répète, tout est dans l'enfance. Avait-il des frères et des soeurs ?

HÉLÈNE. - Une soeur.

LE PROFESSEUR. - Elle vit toujours ?

HÉLÈNE. - Oui, oui. Elle a encore téléphoné ce matin.

LE PROFESSEUR. - Ah ? Elle téléphone souvent ?

HÉLÈNE. - Oui, assez souvent. C'est sa soeur, n' est-ce pas ?

LE PROFESSEUR.- Madame, j'ai quatre soeurs, elles ne me téléphonent jamais.

HÉLÈNE. - C'est selon les liens d'affection.

LE PROFESSEUR. - C'est bien mon avis. Cette personne est-elle mariée ?

HÉLÈNE. - Non. Enfin, elle ne l'est plus. Elle l'a été.

LE PROFESSEUR. - Elle a divorcé ?

HÉLÈNE. - Oui.

LE PROFESSEUR. - Vous rappelez-vous, Madame, de quel oeil Mlle Saint-Faust avait vu le mariage de son frère ?

HÉLÈNE. - Je ne sais pas. D'un bon oeil, je suppose.

LE PROFESSEUR. - Vous supposez.

HÉLÈNE. - Enfin, Maître, à quoi pensez-vous à présent ?

LE PROFESSEUR. - Mais au complexe d'Oreste, Madame, qui entraîne le frère vers la soeur.

HÉLÈNE. Quoi ? François et Christiane ? Quelle horreur !

LE PROFESSEUR. - Madame, jugulez une fois pour toutes vos répugnances, et tâchez de vous rappeler quelle attitude avait Mlle Saint-Faust le jour de votre mariage.

HÉLÈNE, - C'est si loin. Et je n'avais d'yeux que pour François.

LE PROFESSEUR. - Il faut à tout prix la revoir. Relaxez-vous, Madame. En vous relaxant, vous la reverrez très bien. J'ai parlé de la relaxation à ma conférence, vous devez vous en souvenir ?

HÉLÈNE. - Oui. Mais dites-moi tout de même ce que je dois faire.

LE PROFESSEUR, se levant. - Tenez, Madame, mettez-vous sur le canapé. Laissez-vous bien aller à l'intérieur de vous-même. Oubliez vos bras, vos jambes. Abandonnez vos muscles. Ne pensez à rien. Faites un grand vide dans toute votre pensée. Et fermez les yeux, vous y verrez mieux. Plus rien. Vous n'existez plus dans le présent.

HÉLÈNE, peu rassurée. - Vous me réveillerez ?

LE PROFESSEUR. - Mais vous n'êtes pas endormie. Relaxée, simplement. Reportez-vous au jour de votre mariage.

HÉLÈNE. - A l'église ou à la mairie ?

LE PROFESSEUR. - Ni l'un ni l'autre : à la mairie comme à l'église, vous tourniez le dos à vos invités.

HÉLÈNE. - Alors, au lunch ?

LE PROFESSEUR. C'est ça: Vous y êtes ?

HÉLÈNE. - Oui... (Elle sourit.) Comme il est charmant !

LE PROFESSEUR. - Qui est charmant ?

HÉLÈNE. - François.

LE PROFESSEUR. - Laissez votre mari, Madame. Cherchez sa soeur.

HÉLÈNE. - Oui, oui, je la cherche. Mais il y a tellement de monde !

LE PROFESSEUR. - Elle ne doit pas être très loin.

HÉLÈNE, souriant de nouveau. - Il soupirait déjà, mais c'était l'émotion.

LE PROFESSEUR. - Sa soeur, Madame.

HÉLÈNE. - Toutes ces robes, est-ce démodé ! Ces couleurs ! Mais enfin où est-elle ?

LE PROFESSEUR. - Appelez-la, ça vous aidera.

HÉLÈNE. - Christiane ! Christiane !

( Elle a soudain un cri perçant et se redresse .)

LE PROFESSEUR. - Ça y est. vous l'avez revue ?

HÉLÈNE. - Non, je ne peux pas !

LE PROFESSEUR. - Mais enfin pourquoi ?

HÉLÈNE. - Elle n'y était pas.

LE PROFESSEUR. - Elle n'y était pas ?

HÉLÈNE. - Non, non.

LE PROFESSEUR. La soeur n'était pas au mariage de son frère ?

HÉLÈNE. Non, je me rappelle très bien. C' est pour ça que je ne l'ai pas revue.

LE PROFESSEUR. -- Tout avait beau vous paraître normal, Madame, cette abstention est tout de même contraire à toutes les coutumes.

HÉLÈNE. -. Elle avait dû avoir un empêchement.

LE PROFESSEUR. Madame, c'est le mariage de son frère qui aurait dû être un empêchement
tout le reste.

HÉLÈNE. - C'est vrai.

LE PROFESSEUR, sombre. - Où était le petit François le jour de l'accident ? Où était sa soeur le jour du mariage ? Autant d'énigmes inquiétantes sur lesquelles vous ne vous êtes jamais penchée.

HÉLÈNE, consternée. - Je l'avoue.

LE PROFESSEUR, d'une réprobation croissante.
Inutile, naturellement, de vous poser des questions sur les années de collège du jeune François, ses amitiés d'enfant, ses jeux de vacances. Vous devez aussi, dans ce domaine capital, vous en tenir à des suppositions. Torturait-il les bêtes ? Aimait-il à se déguiser, et en quoi ? Avait-il peur de la lune ?
( Elle garde un silence désolé ) Autre événement essentiel de sa libido : à quel âge et dans quelles circonstances s'est-il engagé dans la virilité ?

HÉLÈNE. - Son service militaire ?

LE PROFESSEUR. - Non, Madame. Pas militaire.

HÉLÈNE. - Ah ! oui. Il a toujours été très discret sur toutes ces questions.

LE PROFESSEUR. Je m'y attendais. C'est ainsi que vous devez tout ignorer de ce qu'a pu être, avant son mariage, sa vie sexuelle. Sentimentale, si vous préférez.

HÉLÈNE. - Il m'avait dit : « Avant vous rien ne compte.»

LE PROFESSEUR. - Tout compte ! Mesurez-vous, Madame, aujourd'hui, à la lumière de la psychanalyse, l'étendue de votre légèreté ?

HÊLÈNE. - Oh ! Je mesure !

LE PROFESSEUR. - Pour vous assurer qu'il n'avait plus de fil sur la manche de son veston, vous avez fait don de votre jeunesse, vous avez confié votre destinée à un monsieur dont vous saviez quoi, au juste ? Rien. Strictement rien. Et cette collusion dure depuis quatorze ans. C'est à vous donner le frisson !

HÉLÈNE. - Que faut-il faire, Maître ?

LE PROFESSEUR. - Voua attaquer à la tâche sans perdre une minute. Interroger immédiatement votre mari sans lui donner l'éveil.

HÉLÈNE. - Vous ne voulez pas plutôt l'examiner ?

LE PROFESSEUR, - Tant que je ne suis pas fixé sur ses complexes fondamentaux, je ne puis rien faire. Pour gagner du temps, pendant que vous serez avec lui, ne pourrais-je pas, de mon côté, interroger la vieille bonne, qui l'a vu naître, disiez-vous ?

HÉLÈNE. - Mais bien sûr, je vais l'appeler.

( Entrée de Blaise sur cette réplique. Mme Saint-Faust sonne Antonia, se retourne, voit Blaise. )

BLAISE. - Monsieur signe son courrier, Madame.

HÉLÈNE. - Mon Dieu, c'est vrai, il est cinq heures. Passez chez moi, Maître.

( Le Professeur va vers la porte Madame, mais ne sort pas encore. A Blaise : )

Est-ce que sa secrétaire est partie ?

BLAISE. Elle est sur le point de partir, Madame.

HÉLÈNE, au Professeur. - Vous ne voulez pas l'interroger aussi ? C'est une personne de toute confiance.

LE PROFESSEUR. - Très bonne idée.

HÉLÈNE. - BIaise, guettez Mlle Pelousco et envoyez-la à M. le Professeur, en la faisant passer par le jardin.

BLAISE. - Bien, Madame.

( Il sort par porte Monsieur. - Antonia est entrée. )

HÉLÈNE. - Antonia, vous allez rester avec Monsieur. Voua répondrez aux questions qu'il vous posera. Vous avez bien vu naître Monsieur, n'est-ce pas ?

( Antonia regarde le Professeur, stupide .)

LE PROFESSEUR. - Pas moi, M. Saint-Faust.

ANTONIA. - Ah ! Oh ! oui. Je m'en souviens comme si c'était d'hier.

LE PROFESSEUR. - Quelle heure du jour était-il ?

ANTONIA. - Monsieur est né en pleine nuit.

HÉLÈNE. - En pleine nuit ! Ça commence bien ! ( Elle entend son mari. ) Le voilà ! ( A Antonia.) Et pas un mot de tout ceci à Monsieur !

(Sortie rapide du Professeur et d'Antonia par porte Madame. Entrée de M. Saint-Faust par porte Monsieur.)

FRANCOIS. - Ma chère Hélène ! Me pardonnez-vous ?

HÉLÈNE. - Vous pardonner ? Vous pardonner quoi ?

FRANCOIS. - Mais nion retard. J'ai quatre minutes de retard.

HÉLÈNE. - Ah! Bien sûr, je vous pardonne.

FRANÇOIS. - On dirait que vous avez eu peur? Que pensez-vous donc que j'avais à nie faire pardonner?

HÉLÈNE. - Je ne sais pas.

FRANÇOIS. - Sans fatuité, avouez que tout ce que j'ai eu à me faire pardonner par vous était toujours pardonnable ?

HÉLÈNE, la gorge sèche. - Oui, François.

FRANÇOIS. - Quel ton !

HÉLÈNE. - C'est un chat.

(Elle tousse.)

FRANÇOIS. - Blaise est en train de devenir gâteux. Figurez-vous que depuis quelque temps je l'ai sur les talons du matin au soir. Pas moyen de m'en dépêtrer.

HÉLÈNE. - C'est un homme qui aime la compagnie.

FRANCOIS. - Oui. Surtout la mienne. Vous pouvez me croire, il est vraiment singulier.
(Il allume une cigarette. Elle le regarde en soupirant.)

Quel soupir ! C'est ma cigarette ?

HÉLÈNE. - Oh ! non. Fumez, mon pauvre François, fumez, allez.

FRANCOIS, l'observe. - Hélène !

HÉLÈNE. - Oui ?

FRANCOIS. - Qu'avez-vous ?

HÉLÈNE. - Mais rien, mon ami.

FRANCOIS. - Vous venez de pleurer.

HÉLÈNE. - Pleurer, moi ?

FRANÇOIS. - Oui, vous.

HÉLÈNE. - En voilà des idées! ( Allant aux échecs .) Alors, cette partie, on la fait ?

FRANÇOIS, il l'attire et l'installe sur le canapé à côté de lui. - Un instant.

HÉLÈNE, rit exagérément. - Vous voyez bien que je ris au contraire.

FRANÇOIS. - Oui, mais vous avez pleuré. Et ce n'est pas la première fois.

HÉLÈNE. - J'ai les yeux qui me piquent un peu ces jours-ci.

FRANCOIS. - Oui, eh bien, les miens y voient très bien, et j'ai remarqué que quelque chose ne va pas depuis deux ou trois jours.

HÉLÈNE. - Qu'allez-vous chercher, François ! Est-ce que tout ne va pas très bien depuis quatorze ans ? Car, vous savez, ça fait quatorze ans.

FRANCOIS. - Très bien depuis quatorze ans. Depuis trois jours, il y a du nouveau.

HÉLÈNE. - Chez qui ?

FRANÇOIS. - Chez vous.

HÉLÈNE. - Chez moi ? Ça, c'est un peu fort.

FRANCOIS. - Vous êtes triste.

HÉLÈNE- Triste ? Moi ? C'est le comble !

FRANÇOIS. - Vous n'avez pas entendu sur quel ton vous venez de me dire: Fumez, mon pauvre François, fumez, allez ! On aurait dit que fumer équivalait, pour moi à absorber un tube d'arsenic. D'ailleurs, je ne peux plus allumer une cigarette sans vous arracher un profond soupir.

HÉLÈNE. - C'est moi qui soupire ? Non, c'est inouï !

FRANÇOIS. - S'il vous déplaît que je fume, je puis, petit à petit, supprimer le tabac.

HÉLÈNE. - Oh ! non, François. Je n'aurais pas cette cruauté. Vous empêcher de fumer ! Mon pauvre ami, comment feriez-vous ?

FRANCOIS. - Comme les gens qui ne fument pas.

HÉLÈNE. - Oui, oui. Mais vous, non, non, Plus tard, si tout s'arrange, nous verrons. Mais pour le moment, fumez.

FRANCOIS. - Si quoi s'arrange ? Vous voyez comme vous êtes bizarre. Et j'ai relevé maints petits signes.

HÉLÈNE. - Vous relevez des signes ?

FRANÇOIS. - Depuis trois jours, je ne fais que ça. A table, vous touchez à peine aux plats. Vous êtes distraite, nerveuse, absente même. Quand vous revenez à terre, c'est pour me fixer avec des yeux rougis qui viennent de pleurer ou des yeux hagards qui ne vont pas tarder à le faire. J'ai même surpris des expressions de frayeur. Comme si vous regardiez un monstre ou un assassin.

HÉLÈNE.- Ne dites pas ça !

(Des larmes lui viennent aux lieux.)

FRANÇOIS.- Ah ! vous voyez ?

HÉLÈNE. - Bien sûr, vous racontez des choses sinistres.

FRANÇOIS. - Hélène, quelque chose vous préoccupe, et vous souffrez de me le cacher.

HÉLÈNE. - Et quand je serais triste, qu'y feriez-vous, mon ami ?

FRANCOIS.. Tout. Tout pour vous rendre le sourire. Car votre sourire est la chose au monde qui m'importe le plus.

HÉLÈNE. - Que vous êtes gentil, François ! On ne peut pas croire que vous soyez capable...

FRANCOIS. - Capable de quoi ?

HÉLÈNE. - D'être méchant.

FRANÇOIS. - Je ne pense pas. C'est pourquoi vous devriez vous confier. Voyons, qu'est-ce qui ne va pas ?

HÉLÈNE. - Je ne sais pas. Je suis peut-être triste, en effet, mais c'est à la fois conscient, inconscient, et subconscient. Et même co-conscient.

FRANÇOIS, après un haut-le-corps de surprise. Enfin, quand je suis entré, c'est bien en pensant à quelque chose ou à quelqu'un que vous pleuriez ?

HÉLÈNE. - Mais non, je vous assure.

FRANC0IS. - Allons, Hélène. Vous m'avez habitué à plus de confiance. Vous ne pensiez à personne ?

HÉLÈNE - Eh bien si, je pensais à quelqu'un.

F'RANCOIS. - Ah ! Et à qui ?

HÉLÈNE. - A votre père.

FRANÇOIS. - A mon père ?

HÉLÈNE. - Oui, oui.

FRANC0IS. - Mais vous ne l'avez pas connu ?

HÉLÈNE. - Justement, c'est très triste. J'aurais bien aimé le connaître.

F'RANÇOIS. - Moi aussi, j'aurais bien aimé que vous le connaissiez. Mais il ne faut tout de même pas que la mémoire de mon père vous arrache des larmes après quatorze ans de mariage.

HÉLÈNE. - Que voulez-vous, c'est comme ça. Depuis quelque temps, je pense beaucoup à votre enfance, alors, n'est-ce pas, il est naturel que je pense à votre père.

F'RANÇOIS. - Et pourquoi depuis quelque temps pensez-vous à mon enfance ?

HÉLÈNE. - Parce que tout est dans l'enfance. Et que c'est l'enfant qui explique le quadragénaire.

FRANCOIS, après une nouvelle marque de surprise. - Et de penser à mon enfance vous rend triste ?

HÉLÈNE. Oui, François. Qu'est-ce que je sais de votre enfance ? Rien. Ce qui s'appelle rien. Torturiez-vous les bêtes ? En quoi vous déguisiez-vous ? Aviez-vous peur de la lune ? Vous ne m avez jamais rien dit.

FRANCOIS. - Ecoutez, Hélène, c'est très aimable à vous. Si mes souvenirs d'enfance peuvent dissiper votre tristesse, j'essaierai de me les rappeler, mais c'est si loin, ça demande un petit effort.

HÉLÈNE. - Enfin, votre père, vous devez bien vous en souvenir sans effort ?

FRANCOIS. - Mon père, oui. C'était un homme admirable.

HÉLÈNE. - Vous l'aimiez ?

F'RANÇOIS, avec élan. - Si j'aimais mon père ? Je l'adorais !!

HÉLÈNE. - C'est vrai ? ( Elle l'embrasse. Il la regarde, ahuri. ) C'est la façon dont vous avez dit ça. Ah ! c'est bien, François. Mais alors cet accident horrible, ça avait dû vous frapper atrocement.

FRANCOIS. - Oui. J'avais treize ans. Ça m'a profondément marqué.

HÉLÈNE. - Ah oui ? Comment se fait-il que vous n'en parliez jamais ?

FRANCOIS. - Il y a des événements dont il n' est pas nécessaire de parler plus d'une fois.

HÉLÈNE. - Vous n'aimez pas en parler ?

FRANCOIS, sombre. - Non.

HÉLÈNE. - C'est égal. Dites-moi, François, ce monte-charge ?

FRANCOIS. - Oui.

HÉLÈNE. - Comment expliquez-vous qu'il était en bas au lieu d'être en haut ?

FRANCOIS. - Je pense que quelqu'un l'aura appelé, en oubliant de mettre en haut la barre de sécurité.

HÉLÈNE. - Qui l'a appelé ?

FRANCOIS. Je ne me souviens pas.

HÉLÈNE. - Vous viviez tous à la fabrique, n est-ce pas ?

FRANCOIS. - Oui.

HÉLÈNE. - Vous ne vous amusiez jamais avec ce monte-charge ?

FRANCOIS. - Jamais. C'était absolument interdit.

HÉLÈNE, ravie. - Ah oui ? Quelle bonne idée !

FRANCOIS. - Justement à cause de l'accident de mon père.

HÉLÈNE, rassombrie. - Ah ! bon. Parce qu'avant vous jouiez avec ?

FRANCOIS. - Vous pensez ! C'était mon jeu préféré !

HÉLÈNE. - Allons bon !

FRANCOIS. - Qu'est-ce que vous avez ?

HÉLÈNE. - Eh bien, mais c'était très dangereux. On n'aurait jamais dû vous permettre. Ah ! mon Dieu ! Et le jour de l'accident, où étiez-vous ?

FRANÇOIS. - A la fabrique.

HÉLÈNE. - Au moment où c'est arrivé, vous étiez loin du monte-charge ?

FRANCOIS. - Rassurez-vous, je n'ai rien vu. Le monte-charge était dans les ateliers. Les enfants, nous n'y mettions jamais les pieds.

HÉLÈNE. - Comment, mais vous venez de me dire que le monte-charge était votre jeu préféré ?

FRANÇOIS. - Oui. Mais le dimanche seulement.

HÉLÈNE. - Et M. Saint-Faust n'est pas mort un dimanche ?

FRANCOIS. - Non, c'était un jour de semaine.

HÉLÈNE, radieuse. - Ah! François ! En semaine ! Comme c'est bien !

FRANÇOIS, après un regard de biais. - C'était un jeudi, puisque je n'étais pas à l'école.

HÉLÈNE, rassombrie. - Ah ! C'était un jeudi.

FRANCOIS. - A présent que vous m'y faites repenser, je revois tout très bien, c'est drôle. Ma mère était sortie. Elle nous avait laissés seuls à la maison.

HÉLÈNE. - Qui nous ?

FRANÇOIS. - Christiane et moi.

HÉLÈNE. - Christiane, c'est vrai !

FRANCOIS. - Oui. C'était jeudi pour elle aussi.

HÉLÈNE. - Eh oui. Et votre mère vous avait laissés seuls tous les deux ? C'est insensé !

FRANCOIS. Pourquoi donc ?

HÊLÈNE. C'était très imprudent !

FRANÇOIS. - Avec Antonia.

HÉLÈNE. - Ah ! bon. Antonia était là !

FRANÇOIS. Nous étions même furieux contre elle.

HÉLÈNE. - Contre Antonia ? Et pourquoi ça ? Cela vous contrariait qu'elle soit avec vous ?

FRANCOIS. - Plutôt. (Elle se rembrunit de plus en plus.) Cette pauvre Antonia, je me rappelle, avait décrété qu'il faisait très froid, et elle nous a empêchés de mettre le nez dehors. Nous avons été bouclés toute la joumée.

HÉLÈNE, s'éclairant - Ah Oui ? Bouclés ?

FRANÇOIS. - A double tour.

HÉLÈNE - Donc, impossible d'aller jouer avec le monte-charge ?

FRANÇOIS. - Impossible. Elle ne plaisantait pas, Antonia.

HÉLÈNE, remplie de joie. - Ah ! ah ! Cette brave Antonia ! Tiens ! Je lui donnerai une gratification.

FRANÇOIS. Je vois que l'évocation de cette journée vous met en joie. Je ne comprends pas très bien. Mais ai vous voulez d'autres détails ?

HÉLÈNE. - Non ! Ne me dites plus un mot de ce monte-charge ! Mais vous ne pouvez pas savoir, François, comme tout ce que vous m' avez appris sur la mort de M. Saint-Faust a pu me faire plaisir. ( Nouveau regard de biais de François .) Et Christiane ?

FRANCOIS. - Oui.

HÉLÈNE. - Quel âge avait-elle à cette époque ?

FRANÇOIS. - Eh bien, seize ans.

HÉLÈNE. - Seize ans ! Elle devait être jolie, Christiane, à seize ans ?

FRANÇOIS. - Il paraît.

HÉLÈNE. - Ce n'était pas votre avis ?

FRANÇOIS. - Vous savez, les frères ne remarquent jamais si leur soeur est jolie ou pas.

HÉLÈNE. - Ah non ?

FRANCOIS, s'égayant. - Elle avait des nattes, avec de grosses barrettes. Je trouvais ça ridicule.

HÉLÈNE, s'égayant aussi. - Ridicule ! Elle était ridicule ?

FRANÇOIS. - L'hiver, elle était remplie d'engelures; elle était empotée, elle laissait tout tomber.

HÉLÈNE. - Des engelures ! Ah ! ah ! Pauvre fille !

FRANÇOIS, riant. - Et ses robes ! Fagotée ! C'était le mot de maman : Christiane, comment es-tu fagotée ?

HÉLÈNE, riant. - Fagotée !

FRANÇOIS. - Mon grand amusement, c'était... ah! ah !

HÉLÈNE, avec une ombre d'inquiétude. -C'était ?

FRANCOIS. - De lui attacher des pantins de papier au bout de ses tresses.

(Il éclate de rire. Hélène rit à son tour.) Pauvre Christiane !

HÉLÈNE. - Pauvre Christiane !

FRANÇOIS, s'arrêtant de rire. - Mais je l'adorais quand même. Je me serais fait tuer pour elle.

HÉLÈNE, refroidie. - Ah ?

FRANCOIS. - Je suis heureux, Hélène, d'avoir fait renaître votre beau sourire.

HÉLÈNE. - Oui...

FRANCOIS. - Vous voyez comme c'est simple. On s'imagine avoir de grands sujets de tristesse, et quand on les déballe au grand jour, il y a juste de quoi éclater de rire.

HÉLÈNE. - Oui... A propos de Christiane, justement, j'ai un sujet de tristesse dont je ne vous ai jamais parlé.

FRANCOIS. Christiane ? Qu'est-ce qu'elle a fait ?

HÉLÈNE. - Oh ! C'est très vieux. Mais enfin, c'est assez pénible.

FRANÇOIS. - Mais quoi donc ?

HÉLÈNE. - Eh bien, je me suis toujours demandé pourquoi elle n'était pas à notre mariage.

FRANÇOIS. - Elle n'était pas à notre mariage ?

HÉLÈNE. Eh non, rappelez-vous.

F'RANCOIS. - Tiens ! C'est curieux. Je croyais qu elle était demoiselle d'honneur.

HÉLÈNE. Elle aurait dû l'être. La soeur du marié, c'est la coutume, n'est-ce pas? Pas de Christiane à notre mariage.

FRANÇ0IS. - Vous m'étonnez beaucoup.

HÉLÈNE. - François, ne feignez pas de croire qu elle y était, vous savez très bien qu'elle n'y était pas.

FRANCOIS. - Je vous assure, c'est si loin, je ne me souviens plus très bien. Si vous le dites, je vous crois. Ce jour-là, je n'avais d'yeux que pour vous, ne vous en plaignez pas.

HÉLÈNE. - Je ne m'en plains pas, mais je voudrais bien savoir où était Christiane.

FRANÇOIS. - Pour ne pas venir à mon mariage, elle devait avoir un sérieux empêchement, croyez-le bien.

HÉLÈNE. - Lequel ? Vous vous en souvenez ?

FRANÇOIS. - Non, je vous avoue. Pas du tout.

HÉLÈNE. - N'est-ce pas plutôt que ce mariage lui déplaisait ?

FRANCOIS. - Christiane ? Elle était ravie !

HÉLÈNE. - Vrai ? (Elle l'embrasse. Il est ahuri.) C'est le ton sur lequel vous avez dit ça !

FRANCOIS. - Elle m'avait écrit une lettre adorable que j'ai toujours gardée ?

HÉLÈNE. - Qu'est-ce qu'elle vous disait ?

FRANCOIS. - Je me réjouis, François, de te savoir heureux. Et je suis heureuse. Car je te resterai liée pour la vie, et tout ce qui te rendra heureux me rendra heureuse, et tout ce qui te rendra malheureux me rendra malheureuse aussi.

HÉLÈNE. - Elle vous avait écrit ça ?

FRANC0IS. - C'était mieux dit, mais c'est très affectueux, vous ne trouvez pas ?

HÉLÈNE. - Ah! si ! Très ! Alors, comment expliquez-vous qu'elle ne soit pas venue à notre mariage ?

FRANÇOIS. - C'est en effet assez affligeant, je vous l'accorde, mais enfin. en quatorze ans, vous auriez pu vous faire une raison.

HÉLÈNE. François.

FRANCOIS. - Oui.

HÉLÈNE. - Vous ne me mentez pas, vous ne savez vraiment pas où était Christiane ce jour-là ?

FRANCOIS. - Ah ! Hélène, je vous en donne ma parole.

HÉLÈNE . - Voulez-vous me faire plaisir ? Téléphonez-lui.

FRANCOIS. - A Christiane ?

HÉLÈNE. - Oui.

FRANÇOIS. - Pourquoi faire ?

HÉLÈNE. - Mais pour lui demander où elle était le jour de notre mariage.

FRANÇOIS. - C'est ridicule. On l'invitera àdéjeuner et, au dessert, en toute cordialité, on lui posera la question.

HÉLÈNE. - Non, François. Je ne pourrai plus l'inviter tant que je ne saurai pas pourquoi elle n'était pas à notre mariage. Téléphonez.

FRANÇOIS. - Ecoutez, Héléne, Dieu sait si je suis prêt à tout pour chasser vos papillons noirs, mais franchement je trouve ça stupide. Après tout, qu'est-ce que ça peut bien vous faire au-jourd'hui, que Christiane ait été là ou non ?

HÉLÈNE.- Je ne vous demanderai rien sur son divorce, mais téléphonez.

FRANCOIS. - Parce que son divorce aussi vous préoccupe ?

HÉLÈNE. - Oui, François.

FRANCOIS. - Mais enfin, en quinze ans, jamais ma famille ne vous avait donné autant de souci !

HÉLÈNE. - Téléphonez.

FRANÇOIS cède et compose le numéro. - Vous rendez-vous compte de l'air spirituel que je vais avoir en lui posant cette question ? ( Au téléphone : )

Je voudrai.s parler à Mme Brévent, c'est son frère. Elle n'est pas là ? Non, non, ce n'est pas urgent, je rappellerai.

HÉLÈNE, le coupant. - Si, c'est urgent. Qu'est-ce qu'on vous a dit ?

FRANC0IS, au téléphone. - Un instant. (A Hélene 🙂 On peut me donner un numéro où la joindre, mais franchement...

HÉLÈNE. - Prenez-le.

F'RANCOIS, s'énervant. - Alors, là, Hélène, ça devient du caprice ! ( Au téléphone 🙂 Je m'excuse. Réflexion faite, voulez-vous me donner ce numéro, s'il vous plaît. Le 54-30. Merci. (Il raccroche.)

HÉLÈNE - Vous ne savez pas ce que c'est qu' une obsession ?

FRANCOIS. - Je sais ce que c'est que le ridicule, et nous sommes en train d'y sombrer, ma chère.

HÉLÈNE. - Demandez ce numéro, François. C'est si vite fait, nous n'y penserons plus.

FRANCOIS. - Jusqu'au cou. ( Il fait le numéro ). Et rien ne prouve qu'elle s'en souviendra ( Au téléphone : ) C'est le 51-36 ? Je voudrais parler à Mme Brévent, s'il vous plaît. Comment ? Elle est sous le casque ? Quel casque ? Ah ! ( à sa femme : ) Elle est sous le casque.

HÉLÈNE. - Quel casque ?

FRANCOIS. - Chez le coiffeur. ( Au téléphone .) Urgent? Mon Dieu, on ne peut pas dire que...

HÉLÈNE. - Francois !

FRANCOIS, au téléphone. - Enfin, si. Bien, c'est ça. J'attends. ( A sa femme, s'échauffant : ) On voulait lui faire la commission. Voulez-vous dire à Mme Brévent que son frère lui fait demander où elle se trouvait le jour de son mariage, il y a quinze ans !

HÉLÈNE - Calmez-vous, mon ami.

FRANCOIS, au téléphone. - Allô, Christiane ? C'est François. Oui, oui, Francois, ton frère. Tu étais sous le casque ? Je suis désolé. Non, pas une mauvaise nouvelle. Rien de grave, je t'assure. Mais non, je n'ai pas une drôle de voix. Je suis un peu agacé, ça oui. Qu'est-ce que je voulais ? Eh bien, je voulais te demander..   ( Hors de l'appareil : ) Oh! non, c'est trop bête !

HÉLÈNE. - François !

FRANCOIS, au téléphone. - Je voulais te demander... Comment se fait-il que tu ne sois pas venue à notre mariage ? ( Il s'essuie le front avec soulagement .) Comment, quel mariage ? Mais mon mariage ! Avec   qui ? Avec Hélène ! ( A sa femme. ) Vous voyez !

HÉLÈNE. - Elle, ne s'y attendait pas, hein ?

FRANÇOIS. - Ah! ça non ! (Au téléphone.) Mais non, tu sais bien que je ne fais jamais de plaisanteries. (A sa femme 🙂 Elle est furieuse. ( Au téléphone. ) Non, n'est-ce pas, voilà je suis avec Hélène, nous parlions du passé, nous évoquions des souvenirs, et on s'est demandé pourquoi diable tu n'étais pas à notre mariage. Ça nous a fait beaucoup de peine et voilà. ( Catastrophé : ) Où étais-tu ? Hein ?

HfLÈNE. - Où était-elle ?

F'RANÇOIS, au téléphone Ça, c'est inouï !

HÉLÈNE. - Où était-elle ?

FRANÇOIS, à sa femme, - Elle y était! ( Au téléphone .) Mais oui, bien sûr, Christiane !

HÉLÈNE. - Où, où était-elle ?

FRANCOIS, à sa femme, hurlant. A notre mariage ! ( Au téléphone, suave : ) Tu y étais, mais évidemment, je me rappelle très bien maintenant.

HÉLÈNE. - C'est vrai, elle y était !

FRANCOIS, au téléphone. - Ta robe tango, mais oui, très jolie !

HÉLÈNE. - Comment ne l'ai-je pas vue ?

FRANCOIS, à sa femme. - Une robe tango, cristi ! ( Au téléphone ) Demoiselle d'honneur, tu penses ! ( A sa femme : ) Qu'est-ce que je disais !

HÉLÈNE, radieuse, Mais naturellement !

FRANÇOIS, au téléphone. - L'incident de la sacristie... ( Hors de l'appareil : ) Ça y est, elle va tout repasser en revue.

HÉLÈNE. - Quel incident ?

FRANCOIS, à sa femme. - Ah ! non. Laissons-la. ( Au téléphone : ) Christiane, ne te donne pas la peine ; à présent, je me souviens admirablement. Je ne sais pas comment j'ai pu une seconde...

HÉLÈNE. - Brusquement, je ne l'ai plus revue.

FRANCOI5, au téléphone. - Brusquement, je ne t'ai plus revue.

HÉLÈNE. - Elle devait être trop près.

FRANCOIS, au téléphone. -. Tu devais être trop près. Moi ? Non, ça va très bien, je t'assure, Hélène est peut-être un peu nerveuse ces temps-ci, mais ça passera. Ah! Mais non, il ne faut pas te fâcher, toi, voyons ! On peut avoir des trous de mémoire ! C'est ça, retourne sous le casque. A bientôt. ( Il raccroche. ) Maintenant, c'est elle ! Elle est ulcérée qu'on l'ait oubliée ! Il faudra l'inviter à déjeuner.

HÉLÈNE, - Oh! oui. Avec plaisir ! Ah ! quelle histoire !

FRANC0IS. - Ah ! oui ! Quelle histoire ! Enfin, vous voilà satisfaite ?

HÉLÈNE. - Oh! oui, François. Je suis rassurée.

FRANÇOIS. - J'espère que vous n'avez pas d'autre sujet de tristesse, du moins pour aujourd'hui. J'ai besoin de souffler.

HÉLÈNE. - Non, François. Demain, peut-être. Allez faire un petit tour dans le jardin, ça vous détendra.

FRANÇOIS. - Je veux bien !

HÉLÈNE. - Comme vous êtes nerveux ! Voulez-vous que Blaise vous accompagne ?

FRANCOIS. - Ah ! Non !

( Il sort. Elle ouvre la porte Madame. Entrée d' Antonia et du Professeur .)

HÉLÈNE. - Ah ! Maître ! Il n'a pas tué son père et elle était demoiselle d'honneur !

( Cette phrase, dite triomphalement, tombe comme un coup de massue sur Antonia qui entrait la première .)

Laissez-nous, Antonia.

( Sortie d'Antonia, après un regard plein d'anxiété à Madame. )

LE PROFESSEUR. - Nous pouvons donc écarter les complexes d'Oedipe et d'Oreste et je comprends, Madame, votre soulagement. Mais tout reste à faire. Quels sont les complexes de votre mari ?

( Large geste d'ignorance. )

HÉLÈNE. - C'est égal ! En voilà toujours deux qu'il n'a pas. Et les plus terribles.

LE PROFESSEUR. - Je ne voudrais pas vous effrayer, Madame, mais il en existe, hélas ! d'autres plus terribles encore. Croyez-moi, il est urgent de trouver ceux de M. Saint-Faust.

HÉLÈNE. -- Le fait est que je ne l'ai jamais vu aussi nerveux. Et que faut-il faire, Maître ?

LE PROFESSEUR. - Eh bien, il existe plusieurs méthodes. La première, c'est l'interprétation des rêves. Il faudrait amener votre mari à raconter ses rêves.

HÉLÈNE. - Impossible, il ne rêve pas.

LE PROFESSEUR. Jamais ?

HÉLÈNE. - Jamais.

LE PROFESSEUR. - Il y a ensuite la méthode du rêve éveillé.

HÉLÈNE - Le rêve éveillé ?

LE PROFESSEUR. - On pénètre dans son inconscient collectif en lui suggérant des images mythiques sur lesquelles il peut broder.

HÉLÈNE. - Mon mari ne rêve déjà pas en dormant, alors, pensez, vous ne le ferez pas rêver éveillé.

LE PROFESSEUR. - C'est à craindre. Nous avons encore l'hypnose.

HÉLÈNE. - Hypnotiser mon mari ? Il fait baisser les yeux de tout le monde. C'est lui qui vous endormirait. Essayez si vous voulez.

LE PROFESSEUR. - Dans ce cas, j'aime mieux pas. Reste une méthode que j'ai eu l'honneur, Madame, de mettre personnellement au point, et qui donne souvent des résultats foudroyants : le défoulement par contagion.

HÉLÈNE. - Ah ! C'est contagieux ?

LE PROFESSEUR. - Je m'explique. Votre mari, n'est-ce pas, refoule dans son inconscient des désirs inassouvis. Il vit dans un milieu qui, par ses conventions, pèse encore plus sur ce refouIement et le verrouille sans espoir. Eh bien, si les personnes de son entourage se mettent soudain à défouler leurs propres complexes, c'est-à-dire à réaliser leurs envies secrètes, devant lui, votre mari peut être pris d'une contagion irrésistible qui le porte à se défouler lui aussi.

HÉLÈNE. - Ah, oui ! Ce n'est pas bête. Seulement, alors, il faut commencer par chercher les complexes de son entourage ?

LE PROFESSEUR. - Evidemment non, Madame. Ce serait un cercle vicieux. On a recours à la simulation.

HÉLÈNE. - Ah ! je vois. On fait semblant de se défouler?

LE PROFESSEUR. - Voilà. Cela réclame des personnes sollicitées un dévouement très sûr, naturellement. Je vois qu'on peut déjà compter sur celui de votre valet. Si nous pouvions, en outre, nous assurer le concours de cette demoiselle ?...

HÉLÈNE. - Mlle Pelousco, sa secrétaire ?

LE PROFESSEUR. - Oui, qui a très gentiment répondu à mes questions, et qui d'ailleurs ne semble pas sotte. Et enfin, si vous-même, Madame ?...

HÉLÈNE. - Oh! Moi, vous pensez !

LE PROFESSEUR. - Cela suffirait. Nous tenterions un premier essai. Le défoulement de son valet, de sa secrétaire et de sa femme, coup sur coup, pourrait fort bien donner à M. Saint-Faust le choc libératoire.

HÉLÈNE. - Ah ! Maître. On ne peut pas essayer tout de suite ?

LE PROFESSEUR. - Mais si. L'état de nervosité de M. Saint-Faust est excellent. Profitons-en.

HÉLÈNE. - Mais Mlle Pelousco est partie.

LE PROFESSEUR. - Non, Madame. J'avais prévu. Elle est là.

HÉLÈNE sonne Blaise. - Dépêchons-nous. Que faut-il leur demander ?


LE PROFESSEUR. - Vous, Madame, faites appel à leur dévouement. Moi je me charge du reste.

HÉLÈNE ouvre la porte Madame. - Entrez, Mademoiselle.

Mlle PELOUSCO. - Bonjour, Madame.

HÉLÈNE. - M. le Professeur vous a mise au courant, n'est-ce pas ?

Mlle PELOUSCO, consternée. - Eh oui, Madame.

(Entrée de Blaise.)

HÉLÈNE. - Approchez, Blaise.

BLAISE. - Monsieur se promène dans le jardin. Il casse beaucoup de branches.

HÉLÈNE, - Bon. Il faut aller vite. Ecoutez bien, Blaise, ce que je demande à Mlle Pelousco, car je vous le demande à vous aussi. M. le Professeur a besoin de vous pour tenter une expérience. Le salut de mon mari peut en dépendre.

Mlle PELOUSCO. - Puis-je me permettre de vous demander, Maître, si c'est dangereux ?

LE PROFESSEUR. - Anodin, Mademoiselle. Voilà. Quand M. Saint-Faust va revenir dans cette pièce, il devra vous y trouver.

Mlle PELOUSCO. - C'est que M. Saint-Faust me croit partie.

HÉLÈNE - Vous n'aurez qu'à lui dire que je vous ai priée de me trouver un renseignement dans un livre.

LE PROFESSEUR. - C'est ça. Vous feuilletterez. C'est une excellente attitude. ( A Blaise. ) A ce moment, vous, mon ami, vous entrerez.

BLAISE. - Et Monsieur sera là ?

HÉLÈNE. Mais oui. Ecoutez, voyons !

BLAISE. - J'écoute, Madame. Seulement, si j'entre encore, Monsieur finira par se fâcher, je le sens bien.

LE PROFESSEUR. - De toute façon, il se fâchera sûrement par la suite en vous voyant faire ce que vous ferez.

BLAISE. - Ah ! Qu'est-ce que je ferai ?

LE PROFESSEUR. - Eh bien, vous prendrez brusquement Mademoiselle dans vos bras et vous l'embrasserez.

Mlle PELOUSCO. - Moi ?

BLAISE. - Sur le front ?

LE PROFESSEUR. - Ou ailleurs, peu importe, pourvu que ce soit avec fougue.

BLAISE, attaquant une objection. - Pardon, Madame...

Mlle PELOUSCO. - Je suis désolée, Madame, mais je dis non.

HÉLÈNE. - Vraiment ?

Mlle PELOUSCO. - Jamais un homme ne m'a prise dans ses bras, Madame.

HÉLÈNE. - Justement, c'est une occasion.

Mlle PELOUSCO - Je ne cherche pas d'occasion. Je me réserve. Ne vous offusquez pas, Blaise, mais je me réserve.

BLAISE, même jeu. - Pardon, Madame...

LE PROFESSEUR. - Je croyais, Mademoiselle, qu'on pouvait compter sur votre dévouement ? Je pensais même vous demander d'aller plus loin.

Mlle PELOUSCO. - Plus loin ? Avec Blaise ?

LE PROFESSEUR. - Non, pas avec Blaise, avec M. Saint-F'aust. Après ce geste, M. Saint-Faust, selon toute vraisemblance, rudoiera Biaise et le chassera de la pièce.

BLAISE même jeu. - Pardon, Madame...

LE PROFESSEUR. -, Vous resterez seule avec lui. Vous aurez alors une attitude d'abandon, vous vous laisserez aller contre son épaule.

Mlle PELOUSCO. - Laquelle, Maître ?

LE PROFESSEUR. - L'une ou l'autre, ça m'est égal. Pourvu que ce soit avec fougue.

HÉLÈNE. - Dites-moi. On ne pourrait pas trouver autre chose ?

LE PROFESSEUR. - Madame, ce sont là des tests classiques. Croyez-moi, ne sortons pas du classique. D'ailleurs, nous sommes pressés. Alors, Mademoiselle ?

Mlle PELOUSCO. - Ecoutez, je veux bien l'épaule de M. Saint-Faust, mais pas le baiser de Blaise.

HÉLÈNE, sèche. -- Ah ! Mademoiselle ! C'est les deux ou rien !

BLAISE, même jeu. - Pardon, Madame..

HÉLÈNE. -- Qu'est-ce que vous voulez, vous ?

BLAISE. - Je ne sais pas si Madame se rend compte des sacrifices qu'elle exige de moi.

Mlle PELOUSCO, vexée. - Comment, des sacrifices ?

HÉLÈNE. - Ah ! ça suffit. Votre égoïsme est écoeurant, tous les deux. Il y va de la santé de mon mari.

LE PROFESSEUR, - D'autant plus que vous oubliez une chose ce qu'on vous demande, c'est de la simulation.

HÉLÈNE. - Je l'entends.

Mlle PELOUSCO. - Eh bien, j'accepte.

HÉLÈNE - Merci, Mademoiselle. -

Mlle PELOUSCO. - Mais alors, je le giflerai.

LE PROFESSEUR. - Si vous voulez. Aucun inconvénient.

BLAISE. - Gifler ? Qui ?

HÉLÈNE. - Pas Monsieur, bien sûr. Venez.

( Ils sortent tous par porte Madame, sauf Mlle Pelousco, qui va prendre un livre sur les rayons de la bibliothèque, et se met à le feuilleter. Entrée de M. Saint-Faust qui a encore une petite branchette à la. main. )

FRANCOIS. -- Tiens ! Vous êtes encore là, Mademoiselle ?

Mlle PELOUSCO. - Oui, je suis là... Mme Saint-Faust m'a demandé de lui trouver un renseignement. Alors, je feuillette.

FRANÇOIS. - Donnez. Je peux très bien lui trouver son renseignement. Ne vous mettez pas en retard.

Mlle PELOUSCO. - Oh ! non. Je vais le trouver, moi. Ne vous dérangez pas.

FRANÇOIS lui prend le livre des mains. - Mais ça ne me dérange pas.

( Elle est très embêtée. Entrée de Blaise par porte Madame. Très embêté, lui aussi, en voyant Mlle Pelousco aussi mal placée, il prend le parti de traverser la pièce sans rien faire et de ressortir par porte Monsieur, sous un regard de flamme de M. Saint-Faust .)

FRANCOIS regarde, étonné, le livre qu'il a pris à Mlle Pelousco. - C'est dans cet ouvrage que vous comptiez trouver ce renseignement ?

Mlle PELOUSCO. - Eh oui.

FRANCOIS. - L'Histoire de la Guerre de Cent ans ?

Mlle PEL0USCO. -- Eh Oui.

F'RANCOIS. - Qu'est-ce qui peut bien intéresser Mme Saint-Faust dans la Guerre de Cent ans ?

Mlle PELOUSCO. - Eh bien... les dates.

FRANC0IS. - Les dates ?

Mlle PELOUSCO.- Oui, oui, les dates. ( Il lui abandonne le livre et devient rêveur. )

FRANCOIS. - Dites-moi, Mademoiselle, vous avez un peu parlé avec Mme Saint-Faust ?

Mlle PELOUSCO. - Un peu.

FRANÇOIS. - Vous êtes une assez vieille collaboratrice, je peux vous poser cette question. Comment la trouvez-vous ? Elle ne vous semble pas légèrement... déprimée, en ce moment ?

Mlle PELOUSCO. - Mon Dieu...

FRANCOIS. - Vous ne trouvez pas qu'elle a des idées un peu... bizarres ?

Mlle PELUSCO. - Ça, peut-être, oui. Un peu, oui.

FRANÇOIS. - N'est-ce pas ?

Mlle PELOUSCO. - Avec les femmes, ce sont des choses qui arrivent.

FRANCOIS, brisant. - Je vous remercie, Mademoiselle. C'est tout ce que je voulais savoir.

( Il va s'asseoir près d'une petite table ou sont posés bouteilles et verres à fine. Entrée de Blaise.

Mlle Pelousco l'attend de pied ferme.

M. Saint-Faust, tout en se versant un petit verre, lance à Blaise des regards excédés.

Le valet s'approche de la secrétaire, faisant mine de chercher quelque chose. Comme il est forcé de s'assurer, à la dérobée, que M. Saint-Faust le regardera au bon moment, il paraît hésiter, et Mlle Pelousco lui dit entre les dents : )

Mlle PELOUSCO. - Qu'est-ce que vous attendez ?

( M. Saint-Faust se lève et porte le verre à ses lèvres, tourné vers les deux autres. Le valet, alors, comme on se jette à l'eau, prend Mlle Pelousco dans ses bras et l'embrasse. M. Saint-Faust s'étouffe dans son verre. )

Mlle PELOUSCO. - Oh ! Oh ! Oh !

FRANCOIS. - Blaise !

Mlle PELOUSCO, sincère. - Ah ! Je m'en doutais ! C'est dégoûtant !

BLAISE, - Je m'excuse, Monsieur, mais il le fallait.

FRANÇOIS. - C'est à Mlle Pelousco qu'il faut faire des excuses, et immédiatement !

BLAISE. - Je vous fais mes excuses, Mademoiselle, mais il le fallait, vous le savez.

Mlle PELOUSCO. - J'aurais dû vous gifler !

BLAISE. - Oui, vous auriez dû, vous avez oublié.

FRANCOIS. - Et maintenant, sortez. Nous reparlerons de ça.

BLAISE. - Oh ! oui, Monsieur. Nous en reparlerons. Monsieur verra, il le fallait. (Il sort.)

FRANCOIS. -. Je suis désolé de cet incident, Mademoiselle. Mais ce pauvre homme décline, il faut être indulgente. Vous me direz que j'en parle à mon aise, que ce n'est pas à moi que c'est arrivé.

Mlle PELOUSCO, renchérissant. - Non, non, vous avez raison, soyons indulgents !

FRANÇ0IS. Vous qui êtes la correction, la réserve mêmes, qui ne vous permettriez jamais le moindre geste déplacé.

Mlle PELOUSCO, torturée. Bah ! N'en parlons plus.

FRANÇOIS. - J'éviterai que vous le trouviez, désormais, sur votre passage.

Mlle PELOUSCO. - Oh ! Je crois vraiment qu'il n a pas envie de recommencer.

FRANÇOIS. - On ne sait jamais. ( Comme elle reprend son livre. ) Vous relevez toujours vos dates ?

Mlle PELOUSCO. - Oui...

FRANCOIS. - Ça peut être assez long, la Guerre de Cent ans ! Vous ne voulez pas l'emporter chez vous ?

Mlle PEL0USCO. - Non, non. Maintenant, ça peut aller vite.

( Elle s'approche de lui, avec l'intention, évidente de laisser aller sa tête contre son épaule, mais il décroche pour retourner à la petite table où il pose son verre. Elle le suit. Il se retourne, croit qu'elle re-garde la bouteille de fine. )

FRANÇOIS. Voulez-vous un petit verre ?

Mlle PELOUSCO. Oh ! non. Ça va me gêner.

FRANÇOIS. - Mais non, ça ne doit pas vous gêner, voyons. C'est tout naturel. ( Il lui verse un verre de fine)

Mlle PEL0USCO. - Non, vraiment, merci.

FRANÇOIS. - Ça vous donnera un coup de fouet.

Mlle PELOUSCO se ravise. - Après tout, oui, c'est une idée.

( Elle accepte, et boit le verre d'un coup sec. Puis, elle s'approche de lui encore, mais, pas de chance, il décroche à nouveau. pour aller à la fenêtre. Elle le suit, venant très près de lui. Il commence à la trouver singulière .)

FRANÇOIS. Vous voulez un peu d'air ?

Mlle PELOUSCO. - Heu... Peut-être, oui. Il fait très chaud !

( Il ouvre la fenêtre, mais s'éloigne encore d'elle. Il va s'asseoir dans le fauteuil, lui tournant le dos. Elle semble au comble du désarroi. Comment laisser aller sa tête sur son épaule ?

Elle prend soudain une décision.

Elle vient derrière lui, lui prend brusquement la tête, la serre contre elle maladroitement... Puis s'échappe en courant...

Lui, reste cloué de stupeur dans son fauteuil. Entrée de Mme Saint-Faust .)

HÉLÈNE, très suave. - Alors, mon ami, ça va mieux ?

FRANÇOIS, sautant sur ses pieds. Hélène, vous me connaissez, je ne suis pas superstitieux, mais je finis par croire que des génies malfaisants se sont introduits dans cette maison !

HÉLÈNE. - Que se passe-t-il donc ?

FRANCOIS. Et d'abord, Blaise ! Vous ne savez pas ce que vient de faire Blaise ?

HÉLÈNE. - Il vous a manqué de respect ?

FRANÇOIS. - Pas à moi. Mais à Mlle Pelousco. Et sous mes yeux.

HÉLÈNE. - Qu'est-ce qu'il lui a fait ?

FRANÇOIS. Bah ! Vous ne me croirez pas. Il l'a embrassée.

HÉLÈNE, impavide. - Ah oui ? Et après ?

FRANÇOIS. - Comment, et après ? Ça ne vous suffit pas ? ( Il la regarde, de plus en plus inquiet .) BIaise, notre valet, vous savez, le vieux Blaise, le mari d'Antonia, a pris dans ses bras Mlle Pelousco, vous connaissez ma secrétaire depuis près de dix ans, avec qui vous avez bavardé il n'y a pas longtemps ? Et il l'a embrassée. Là. Vous y êtes, maintenant ?

HÉLÈNE, très douce. - J'avais bien compris. Comme vous êtes nerveux !

FRANÇOIS. - Vous trouvez ça normal ?

HÉLÈNE. - Rien n'est normal, mon ami. Blaise devait sans doute en avoir une grande envie. Vous disiez qu'il n'allait pas très bien. A présent, il ira mieux.

FRANCOIS. Peut-être apprécierez-vous moins le geste de Mlle Pelousco ?

HÉLÈNE, de plus en plus suave. - Quel geste ?

FRANÇOIS. - Eh bien, Mlle Pelousco...

HÉLÈNE, le coupant. - Une seconde.

( Elle prend un pion d'échecs, lui fait la grimace et le jette par la fenêtre. )

FRANÇOIS, d'une voix pâle. - Qu'est-ce que vous faites, Hélène ?

HÉLÈNE. - C'est la reine. Je l'ai envoyée par la fenêtre. Ça faisait très longtemps que j'en avais envie. Alors, Mlle Pelousco ?

FRANÇOIS, sa voix défaille de plus en plus.
Eh bien, Mlle Pelousco, qui était occupée à vous chercher les dates de la Guerre de Cent ans...
( Avec un sourire compréhensif .) Très intéressant, la Guerre de Cent ans... Mlle Pelousco est venue vers moi...  (Hélène prend un autre pion et récidive .) C'est le roi ?

HÉLÈNE - Oui, c'est le roi. Elle est venue vers vous ?

FRANCOIS, défait. - Oh ! je me rends compte que ça n'offre plus d'intérêt.


HÉLÈNE. - Si, si, ça m'intéresse. Continuez.

FRANCOIS. - Ah ! Bah !

HÉLÊNE. - Mais si !

FRANÇOIS. - Où en étais-je ?

HÉLÈNE. - Elle est venue vers vous.

FRANCOIS. - Oui. Elle est venue vers moi. Elle a pris un verre de fine que je lui offrais, et... ( Un autre pion, il ferme les yeux. )

HÉLÈNE. - Et quoi ?

FRANCOIS, d'un timbre complètement éteint. -Et elle l'a bu. D'un coup sec. Après quoi,
comme je m'étais assis dans le fauteuil...

( Autre pion. Alors, M. Saint-Faust, pris d'une rage subite, attrape un autre pion à son tour et le lance dehors avec violence .)

HÊLÈNE. - Qu'est-ce que vous faites, François ?

FRANÇOIS. - C'est le cavalier !

HÉLÈNE réjouie. - Non, vous aussi ?

FRANCOIS. - Vous voyez.

HÉLÈNE. - Ah ! François ! C'est bon ?

FRANÇOIS. - Oh ! C'est excellent !

HÉLÈNE. - Tenez, François ! L'autre reine, vous ne voulez pas ?

FRANÇOIS. - Si, si. Après vous.

HÉLÈNE. - Non, après vous.

FRANÇOIS. - On ne va pas se disputer, ils sont tous en double. ( Ils lancent les pions, ensemble. )

HÉLÈNE. - La tour ! Hop !

FRANÇOIS. - Les soldats ! En l'air !

HÉLÈNE. - L'autre cavalier !

FRANÇOIS. - La tour, encore !

HÉLÈNE. - Les fous, François ! Les fous !

FRANÇOIS. - Les fous !


RIDEAU

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