Hibernatus

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HIBERNATUS texte

HIBERNATUS

L'action se passe au Vésinet, de nos jours.
Le décor :
Une de ces grandes maisons bourgeoises, cossues et sûres d'elles, construites à la fin de l'autre siècle, au Vésinet.
Plantation :
Un hall d'entrée avec escalier, un grand salon et un petit jardin d'hiver ont été réunis par suppression des cloisons.
Ce qui donne un vaste décor, à plusieurs zones distinctes. Hall et escalier sont côté jardin. La véranda du jardin d'hiver, au milieu et au fond, est dotée de deux portes latérales sur le parc. Derrière l'une de ces portes, on devine un très petit vestibule, vitré aussi, et rejoignant le hall.

Les sorties sont donc :
Côté jardin la grande baie sur le hall de l'escalier (commandant les chambres et pièces, tant de l'étage que du rez-de-chaussée.)
Au fond les deux portes du jardin d'hiver, sur l'extérieur. Côté cour une porte conduisant à l'office.
Une seconde, au premier plan, commandant le bureau de M. de Tartas.
L'ameublement - au premier acte - est à l'image du propriétaire solennel, sans esprit et prétentieux. Faux pittoresque, et cet on-ne-sait--quoi de stuc qu'il y a dans les meubles des gens de cinéma. Au deuxième acte l'ameublement changera ce sera celui qui figure sur la maquette de François Ganeau que nous reproduisons ci-dessus.

ACTE I

Noir. Trois coups. Le rideau ne se lève pas. Mais, après un bref motif de jazz, voix d'un speaker, à la radio.

VOIX DU SPEAKER. - Vous allez entendre nos informations. Voici les toutes dernières nouvelles de l'hiberné du pôle Nord.
Au moment où le professeur Loriebat est sur le point de rendre publique une importante communication, nous rappelons succinctement les étapes de l'évènement biologique et humain le plus considérable de tous les temps.
Le 9 juin dernier, le bateau brise-glace norvégien « L'Egdal » retour d'une expédition dans les régions arctiques, ramenait au port dans sa chambre froide sa plus sensationnelle découverte : le corps d'un homme pris dans un bloc de glace. Absolument intact.
Les docteurs Altmeyer et Bartoff, spécialistes de l'hibernation artificielle, accoururent en Norvège. Frappés par la vitalité du système pileux du sujet, ils eurent l'idée de procéder à sa réanimation. Après 36 heures de réchauffement progressif, les docteurs Altmeyer et Bactoff constatèrent une reprise des mouvements cardiaques, et le monde apprit avec stupeur que la momie polaire devait être considérée comme vivant encore.
(Le rideau se lève. Didier, Sylvie et Louise, la bonne, sont penchés sur le poste de radio, passionnés.)

Les communiqués se succédèrent, miraculeux. Et le 17 juin, les deux savants purent annoncer : « Le métabolisme a retrouvé son taux normal. Le sujet peut être tenu comme physiologiquement déshiberné. »

LOUISE. - Qu'est-ce que c'est, le métabolisme ?

DIDIER. - Qu'est-ce que ça peut vous faire ? Vous n'êtes pas hibernée, vous, alors ?

VOIX DU SPEAKER. - Depuis quand l'homme se trouvait-il en état de congélation ? A quelle date remontait la catastrophe de l'expédition à laquelle il avait dû appartenir ? Mystère. Aucun papier sur lui. Aucune marque à ses vêtements. Pas le moindre indice.

DIDIER. - Moralité. Faites-vous tatouer.

(Entrée timide du visiteur, il attendra, dans la véranda, vaguement narquois.)

Voix DU SPEAKER. - Cependant, l'hiberné prononça ses premières paroles. En français. On savait enfin un premier point : sa nationalité.

DIDIER fredonne ironiquement La Marseillaise.
- Tra la la la...

VOIX DU SPEAKER. - Il fut transféré, à Paris, à l'hôpital Sainte-Anne, où les médecins ont passé la main aux psychiatres.

VOIX DU SPEAKER. - Dans un instant, vous entendrez le texte de la communication du professeur Loriebat.

DIDIER. - J'appelle papa. Il serait furax de louper ça. ( Il grimpe l'escalier.)

SYLVIE. - Moi, je préviens maman. ( Elle le suit.)

(Le visiteur tousse légèrement. Louise se retourne.)

LOUISE. - Je n'avais pas vu Monsieur !

LE VISITEUR, avec un regard de respect vers le poste. - Je ne voulais pas vous déranger. Je suis bien chez Monsieur de Tartas, cinéaste ?

LOUISE. - Oui, oui. Il va descendre. L'hiberné, ça le passionne. Vous avez entendu ? Une importante communication du professeur Loriebat. Monsieur dit qu'on a trouvé qui c'est.

LE ViSITEUR, catégorique. - il ne se trompe pas.

LOUISE, étonnée. - Ah I (Elle regarde le visiteur avec plus d'attention.)

LE VISITEUR. - Dites-moi, Mademoiselle... Dans la maison, on ne se doute de rien ?

LOUISE. - A quel sujet, Monsieur ?

LE VISITEUR. - De l'hiberné. Parce que voilà... c'est un parent de la famille.

LOUISE. - L'hiberné ? Un parent de Monsieur ?

LE VISiTEUR. - De Madame, exactement.

LOUISE, dans un réflexe d'effroi. - Oh !!!

LE VISITEUR. - N'ayez pas peur. C'est un homme comme les autres. Je pensais que, comme toutes les familles où il y a un disparu, vos patrons auraient pu avoir un soupçon... La puce à l'oreille...

LOUISE. - Oh I Non, non I Pas de puce...

LE VISITEUR. - Tant pis !

LOUISE. - Un parent de Madame ? Ce n'est pas un premier mari ?

LE VISITEUR. - Ns I Ns ! Pas question !

(Fin de l'indicatif de la radio.)

VOIX DU SPEAKER. - Le professeur Loriebat vous parle.

(A ce moment, de Tartas apparaît en haut de l'escalier.)

LOUISE. - Le patron !

LE VISITEUR, le regard sur le poste. - Eh oui ! ( Mais entendant de Tartas dégringoler l'escalier, il comprend. Il fait un geste de discrétion à la bonne.)

VOIX DU PROFESSEUR LORIEBAT. - L'hiberné est identifié.

DE TARTAS, arrivant aux dernières marches, triomphant. - Qu'est.ce que je disais ! ( A Didier qui le suit.) L'utopique !

(Sylvie, elle aussi, réapparaît. Ni de Tartas ni les enfants ne prêtent une grande attention au visiteur. L'hiberné est, on le sent, d'une importance telle qu'il constitue un lien suffisant entre des gens qui ne se connaissent pas. D'ailleurs le professeur Loriebat parle et on ne songe qu'à boire ses paroles.)

VOIX DU PROFESSEUR LORIEBAT. - Hier soir, le sujet dont on sait que la mémoire est encore pleine de lacunes, a tout naturellement parlé de ses parents et de sa maison familiale.


DE TARTAS. - Nous y voilà !

(Louise ne quitte pas des yeux le visiteur.)

VOIX DU PROFESSEUR LORIEBAT. - Noua savons donc son nom et son lieu de naissance, qui ont été aussitôt vérifiés - et confirmés - à la mairie intéressée. ( Les regards de Louise vont du visiteur à de Tartas et de de Tartas au visiteur.) Toutefois, ces renseignements ne seront pas encore divulgués : les pouvoirs publics estiment que la famille doit être la première informée, et avec les ménagements qu'impose la conjoncture.

(La voix du professeur Loriebat se tait.)

DE TARTAS, il est d'une humeur radieuse. - Rappelez-vous qu'il va en falloir des ménagements I
Je paierais cher pour voir le tableau de famille I
(Au visiteur.) Pas vous ?

L0UISE. - Monsieur justement veut parler à Monsieur...

DE TARTAS. - Mais oui, mais oui, mais je suppose que Monsieur est comme tout le monde et que l'hiberné passe pour lui avant tout. Non ?

LE VISITEUR. - Si, si, Monsieur.

LOUISE. - Et à Madame.

DE TARTAS.- Quoi, à Madame ?

( Le visiteur supplie la bonne du regard.)

VOIX DU SPEAKER. - Nos informations sont terminées. Prochain bulletin à...
(Tartas coupe.)

DE TARTAS. - Eh bien, Monsieur, je suis à vous. (Aux enfants.) Laissez-moi recevoir Monsieur, vous autres. (Sortie des enfants. A la bonne qui reste fascinée. ) Qu'est-ce que vous avez, Louise ?
LOUISE. - Rien, rien, Monsieur. C'est cette histoire qui me remue, pas...

DE TARTAS. - Ça I On n'a pas fini d'en parler I

LOUISE. - Ah non ! On n'a pas fini I ... (Elle sort.)

DE TARTAS. - Alors, nous allons enfin savoir l'année de sa naissance. Car enfin, les tricots de marin, ça n'a pas bougé depuis un moment ! On parle de la dernière guerre. Qui vous dit que ce n'est pas plus vieux ? Celle de 14 ? Ce n'est pas votre avis, Monsieur ?

LE ViSiTEUR. - Oh !...

DE TARTAS. - Excusez.moi, cette histoire finit par tourner toutes les têtes. Pour moi, homme de cinéma, c'est particulièrement fascinant.


LE VISITEUR. -- Evidemment.

DE TARTAS. - N'en parlons plus. A qui ai-je le plaisir ?

LE VISITEUR. - Mon nom ne vous dira pas grand-chose... Mais celui de mon patron, sans doute... Je suis l'assistant du professeur Loriebat.

DE TARTAS. - Du professeur Loriebat, de Sainte-Anne ? Par exemple ! Décidément, nous ne sortons pas de l'hiberné ! Qui me vaut l'honneur ? Un film ! Je parie que c'est un film !

L'ASSISTANT. - Non, Monsieur.

DE TARTAS. - Dommage. Il y a un film, voyons ! Tout fait ! J'entre en studio demain ! J'en parlerai au professeur Loriebat. Mais j'y pense, vous êtes sans doute au courant, vous, Monsieur ?

L'ASSISTANT. - Eh oui, Monsieur.

DE TARTAS. - Vous savez l'année de sa naissance ? Son nom, je m'en moque. Qu'il s'appelle Dupont ou Durand !

L'ASSISTANT. - Eh enfin...

DE TARTAS. - Si, mais l'année de sa naissance ! Vous la savez ?

L'ASSISTANT. - Oui, Monsieur.

DE TARTAS. Vous pouvez me la dire ?

L'ASSISTANT. - Tout de suite ?

DE TARTAS. - Ça ne sortira pas de la famille, je vous le promets.

L'ASSISTANT. - .. 1875.

DE TARTAS. J'ai mal entendu ? 1875 ?

L'ASSISTANT. - Oui, Monsieur.

DE TARTAS. - Mil huit... Ah ! Je leur disais ! Je leur disais ! Répétez encore, Monsieur.

L'ASSISTANT. - Janvier 1875.

DE TARTAS. - Janvier 1875 ! Je triomphe ! Vous comprenez, quand je disais : il est peut-être de l'autre siècle, on me riait au nez. Tartas l'utopique.
On va le voir, l'utopique ! 1875 ! Ah c'est trop beau ! J'appelle ma femme !

L'ASSISTANT. - Attendez ! Pas encore !

DE TARTAS. - Pas encore, vous avez raison. Quelle nouvelle ! Et j'en ai la primeur ?

L'ASSISTANT. - Oui, Monsieur.

DE TARTAS. - Ah merci, Monsieur !

L'ASSISTANT. - C'était naturel.

DE TARTAS. - Pas du tout. Ah ! la science !

L'ASSISTANT. - La nature.

DE TARTAS. - Oui, enfin, la Nature montre ici la voie à la Science. Même pour vous, savants, ça a dû être renversant !

L'ASSISTANT. - Pas tellement. Tout ce qu'il avait dit nous avait permis de le situer en 1900.

DE TARTAS. - Et, à cette époque, il avait 25 ans, n'est-ce pas ?

L'ASSISTANT. - Biologiquement, il les a toujours.

DE TARTAS. - Or nous sommes en 1957. (Impérieux.) Calculez, Monsieur, veuillez calculer !

L'ASSISTANT. - Oh ! j'ai déjà calculé.

DE TARTAS. - Oui, c'est vrai. 82. Il a 82 ans !

L'ASSISTANT. - Socialement, oui.

DE TARTAS. - Ah ! J'appelle ma femme.

L'ASSISTANT. - Attendez !

DE TARTAS. - Quel film ! Plus le même ! Autre chose ! Un mélange de comique et d'humain ! Ah ! Je le tourne séance tenante ! (Eclat de rire.) Ha ha ha !!! Excusez-moi, mais chez moi, c'est le sens comique qui l'emporte. Ce vieillard de 25 ans ! Vous avez beau être un homme de science, Monsieur, le comique de la situation ne peut vous échapper ?

L'ASSISTANT. - Mon Dieu...

DE TARTAS. - Ecoutez, supposez qu' il se soit marié, on se mariait de bonne heure en ce temps-là, et qu'' il ait des descendants…

L'ASSISTANT. - C'est le cas.

DE TARTAS. - Vous voyez ! Eh bien, vous n 'avez qu' à penser à la tête que vont faire ses petits-enfants, qui doivent être des gaillards à peu près de mon âge, et vous m'accorderez que c'est irrésistible ! (Pâle sourire du visiteur.) Evidemment, pas pour celui qui est chargé de m'annoncer la nouvelle (Nouveau pâle sourire.) Bon I Tout ceci ne me dit pas ce que le professeur Loriebat attend de mes modestes services ?

L'ASSISTANT. - Eh bien, Monsieur, justement, c'est moi.

DE TARTAS. - Pardon, c'est vous ?

L'ASSISTANT. - C'est moi qui suis chargé par le professeur Loriebat d'annoncer la nouvelle.

DE TARTAS. - Non ! C'est vous ?

L'ASSISTANT. - Eh ! oui.

DE TARTAS. - Je suis désolé ! Je m'explique que vous ne partagiez pas mon hilarité. Mais dites-moi. Vous me mettez sur des charbons ardents. Si vous venez me trouver, c'est que je puis vous être de quelque utilité I ( Il acquièsce.) Je connais la famille de l'hiberné ?

L'ASSISTANT. - Il y a de ça, Monsieur.

DE TARTAS. -- Les Piron ! Ce sont les Piron ! Ils ont un grand-oncle piqué de Jules Verne qui avait voulu faire le Tour du Monde en 80 jours et qu'on n a jamais revu!I Ah ! la tête de Gustave Piron ! C'est trop drôle! J'appelle ma femme.

L'ASSISTANT. - Non, Monsieur, ce ne sont pas les Piron. C'est une famille qui vous touche de plus près. De très près.

DE TARTAS. - De très près ? Vous m'intriguez. Je ne vois pas laquelle ?

L'ASSISTANT. - La vôtre, Monsieur.

DE TARTAS. La mienne ?


L'ASSISTANT. - Oui, Monsieur.

DE TARTAS. - Monsieur, je m'appelle Hubert Barrère de Tartas. Je connais mes ancêtres par leurs nom, prénoms, surnom, jusqu'à Louis le Hutin. Les uns sont tombés sur les champs de bataille en pays chrétiens ou sur les terres barbares. Les autres sont morts de leur mort naturelle dans leurs châteaux. Mais je peux vous garantir qu'aucun Barrère de Tartas n'est allé se faire congeler dans les mers glacées du pôle Nord.

L'ASSISTANT. - L'hiberné, Monsieur, en effet, n'est pas un de Tartas. Il s'appelle Paul Fournier. Fournier ? Ce nom ne vous dit rien ?

DE TARTAS. - Fournier... Fournier... J' ai un cousin Fournier... Enfin, ma femme.

L'ASSISTANT. - Et sa mère, Monsieur ? La mère de votre femme, est-ce qu'elle n'était pas une demoiselle Fournier ?

DE TARTAS. - C'est possible. En effet. Oui ! ( Geste.) Bon. Et alors ? ( Nouveau geste.) Vous n'allez pas me dire maintenant que l'hiberné est un parent de ma femme ?

L'ASSISTANT. - C'est son grand-père, Monsieur.

DE TARTAS. - Monsieur, j'aime le comique, c'eut entendu, mais j'ai horreur de la plaisanterie I

L'ASSISTANT. - Monsieur, j' appartiens à un milieu où on n' a que très rarement l'occasion de plaisanter.

DE TARTAS. - Et d'abord, ma femme n'a jamais connu son grand-père.

L'ASSISTANT.- Elle va le connaître, Monsieur.

MADAME, apparaissant dans l'escalier. - Hubert ! Il paraît qu'il y a du nouveau sur l'hiberné ?

DE TARTAS. - Ah ! Çà oui !

MADAME. - Monsieur...

DE TARTAS. - Edmée, avant toute chose, ayez la bonté de bien vouloir dire à monsieur que votre grand-père est mort. Votre grand-père Fournier. Ils sont morts tous les deux. Mais celui-là particulièrement.

MADAME. - C'est une affaire d'héritage ?

DE TARTAS. - Non. Enfin, si... Bref... Figurez--vous, Edmée, qu'on a identifié l'hiberné.

MADAME. - Non !

DE TARTAS. - D'après Monsieur, il serait né en 1875. Et c'est votre grand-père.

MADAME. - Qui est mon grand-père ?

DE TARTAS. - L'hiberné !

MADAME. - Mon grand-père ? (Elle éclate brusquement de rire.)

DE TARTAS. - Vous voyez !

MADAME - Je vous demande pardon, mais aussi, c'est trop drôle, écoutez ! Voilà une histoire qui révolutionne la terre entière. Vous ne pouvez pas faire un pas. Chez les fournisseurs. Dans la rue. Chez le coiffeur. Les amis. Au téléphone. On a interdit de le photographier, on ne sait pas comment il est, les seu-les photos, celles de Norvège, le representent comme un homme des cavernes, avec du poil jusqu'aux yeux, mais les imaginations travaillent. La mienne comme celle de tout le monde. J'en rêve. Est-il beau ? Est-il laid ? Prince, aventurier ? Enfin tout ! Et vous venez me dire que c'est le grand-papa Fournier ?

DE TARTAS. - Vous pensez bien que si ma femme m'avait dit quand je l'ai connue : Hubert, j'ai en conserve dans les glaces du pôle Nord un grand-père, et qui sortira de son frigidaire lorsque nous-mêmes approcherons de la cinquantaine, je ne l'aurais jamais épousée ! Excusez-moi, Edmée. Jamais !

MADAME. - Mais, Monsieur, qu'est-ce qui a bien pu vous faire penser une chose pareille ?

L'ASSISTANT. - Madame, nous sommes bien ici au Vésinet, n'est-ce pas, au numéro 39, de l'avenue des Tilleuls ?

MADAME. - Oui.

L'ASSISTANT. - Cette maison ne vous appartient-elle pas à vous, Madame, personnellement ?

DE TARTAS. - Nous sommes mariés sous le régime de la communauté, Monsieur !

L'ASSISTANT. - Enfin, ne vient-elle pas de l'héritage de votre grand-père Fournier ?

MADAME. - De ma grand-mère. Elle était veuve.

L'ASSISTANT. - Oui... Elle ne l'est plus, enfin...

DE TARTAS. - Mais elle est toujours morte, elle, Monsieur I Vous n'allez pas ressusciter toute la famille !

MADAME. - Hubert !

L'ASSISTANT. - Allez-vous parfois sur sa tombe, Madame?

MADAME. - Sur la tombe de ma grand-mère ?

L'ASSISTANT. - Oui.

MADAME. - Je suppose.

L'ASSISTANT. - Comment, vous supposez ?

MADAME. - Je vais sur la tombe de ma mère, au Père Lachaise. Je pense que mes grands-parents y reposent aussi.

L'ASSISTANT. - Vous n'en êtes pas sûre ?

DE TARTAS. - Vous l'avez bien vu, ma femme est une grande distraite. Au cimetière, elle prie, elle rêve, elle n'a pas l'idée de lire sur les tombes. Mais vous pensez bien que ses grands-parents sont là, Monsieur! Où voudriez-vous qu'ils soient !
MADAME. - C'est simple nous pouvons aller ensemble avec Monsieur au Père-Lachaise.

DE TARTAS. - Non ! C'est ridicule ! Nous n'irons pas au Père-Lachaise ! Enfin, c'est tout de même un peu raide, Edmée, qu'il faille aller au Père-Lachaise pour savoir ai votre grand-père est bien mort.

MADAME. - Hubert, vous savez bien que je ne l'ai pas connu. Pas plus que ma grand-mère. C'est à peine si je me souviens de ma mère, je n'avais que huit ans quand elle est morte. Comment voulez-vous que je me rappelle ce qu'elle a bien pu me raconter sur mes grands-parents, voyons. Moi qui suis déja si distraite !

L'ASSISTANT. - Et il ne vous reste aucun parent du côté de votre mère ?

MADAME. - Si. Le cousin Charles. Mais on le voit si peu !

L'ASSISTANT. - Il ne vous a jamais rien dit au sujet de votre grand-mère ?

MADAME. - Peu de chose. Je sais qu'elle était enceinte quand elle est rentrée en France.

L'ASSISTANT. - Rentrée en France ? Elle en était donc sortie ?

DE TARTAS. - Et alors ! On a tout de même le droit de sortir de France ?

L'ASSISTANT. - Et où était-elle allée ?

MADAME. - En Amérique.

L'ASSISTANT. - Tiens !

MADAME. - Au Canada !

L'ASSISTANT. - Au Canada !

DE TARTAS. - Edmée, vous ne m'aviez jamais dit que votre grand-mère était allée au Canada !

MADAME. - Qu'est-ce que ça pouvait vous faire ?

DE TARTAS. - Vous ne voyez pas où ça se trouve le Canada ? (Geste pour désigner l'extrême Nord.) Je voua assure que Monsieur, lui le voit !

L'ASSISTANT. - Et pourquoi votre grand-père ne l'accompagnait-il pas ?

MADAME. - Pourquoi ? Oui, au fait, pourquoi ?

DE TARTAS. - Parce qu'il était mort, Monsieur ! Ma femme vous l'a dit : sa grand-mère était veuve.

MADAME. - Ah I c'est ça ! Maintenant, je me rappelle. Le cousin Charles m'a dit : ta grand-mère est rentrée en France veuve et enceinte.

DE TARTAS. - Veuve et enceinte, Monsieur ! Vous n'allez pas vous acharner !

L'ASSISTANT. - Monsieur, je ne m'acharne pas. C'est vous qui vous entêtez à considérer le retour de M. Paul Fournier dans son foyer comme une catastrophe. Je n'ai pas à savoir pourquoi. Je suis simplement chargé de vous apprendre, en y mettant le plus de formes possible, que le sujet que nous traitons à Sainte-Anne est bien M. Paul Fournier. Ces formes, je pense les avoir mises. C'est tout. Sachez néanmoins qu'à son retour en France en 1901, Mme Paul Fournier n'a fait aucune déclaration de décès à la mairie du Vésinet. Et M. Paul Fournier est toujours porté vivant sur les registres de l'état civil. C'est pourquoi son nom ne peut pas figurer au Père-Lachaise. Parce qu'il y a des morts, Monsieur, et il y a des disparus. Et si tous les morts sont des disparus, tous les disparus ne sont pas des morts.

MADAME. - Ça, c'est juste. Alors, ce serait lui ?

L'ASSISTANT. - Le doute n'est plus permis, Madame.

MADAME. - Hubert ! C'est une histoire merveilleuse !

DE TARTAS. - Edmée ! Vous êtes folle !

MADAME. - J'ai souffert toute ma jeunesse de ce manque de parents. Un grand-père !

DE TARTAS. - Oui, mais vous savez l'âge qu'il a, votre grand-père ? Vingt-cinq ans !

MADAME. - C'est encore plus merveilleux !

DE TARTAS. - Non, non ! Je sens que la folie me guette ! ( Entrée de Louise, la bonne, portant un grand cadre.) Qu'est-ce que vous venez fiche, vous ?

LOUISE. - C'est M. Didier qui m'a dit d'apporter ça.

DE TARTAS. - Qu'est-ce que c'est ?

LOUISE. - C'est M. Didier qui l'a trouvé au grenier.

MADAME. - Ah I ben, c'est lui

DE TARTAS. - Qui, lui ?

MADAME. - Grand-papa Fournier.

DE TARTAS. De quoi se mêle-t-il, M. Didier ?

L'ASSISTANT. - Vous permettez, Madame ?

MADAME. - C'est vrai, vous le connaissez, vous.
( L'assistant regarde le portrait sans rien dire. Un temps.)

DE TARTAS. - Alors ? Voua voilà confondu ?

L'ASSISTANT. - Il n'a pas bougé. ( Entrée du maire du Vésinet.)

LE MAIRE. - Félicitations, mon cher ! Ah Monsieur est toujours là I Je suis donc le premier à vous féliciter, chère Madame. J'y tenais. ( Voyant le tableau. ) C'est lui ? ( Elle acquiesce. ) Le beau jeune homme. Est-ce qu'il a beaucoup changé ?

MADAME. - Monsieur dit qu'il n'a pas bougé.

L'ASSISTANT. - Il fait même plus jeune sans sa moustache.

LE MAIRE. - Extraordinaire ! Quelle époque ! La bombe atomique est dépassée ! Et quand on pense que cet homme, le plus grand phénomène que l'humanité ait produit à ce jour, est né au Vésinet, eh bien, qu'est-ce que vous voulez, on ne peut pas s'empêcher d'un petit sentiment de fierté ! Songez à ce que les Américains, ou les Russes donneraient pour avoir un sujet pareil !Eux qui ont sur leur territoire des étendues glacées à ne savoir qu'en faire, bernique pas le plus petit hiberné ! Ça ! Ils vont se mettre à en chercher, on peut s'y attendre ! Et même à en fabriquer de faux ! N'empêche que le premier, le seul, le vrai, aura été un Français, un petit Français du Vésinet. Ah la France n'a pas fini d'étonner le monde ! Vous devez être heureuse, Madame ?

MADAME. - Bouleversée. Oh ! C'est très étrange. Je ne pense pas que c'est mon grand-père, n'est-ce pas il est si jeune !

LE MAIRE. - Un gamin !

MADAME. - C'est un peu comme s'il me revenait un fils, ou un frère...

LE MAIRE. - Oui, oui, enfin quelqu'un de la famille. Dans les familles unies, le degré de parenté importe peu, l'essentiel est d'être de la famille. Et on peut dire que M. Paul Fournier, lui, est de la famille. Puisque, somme toute, il en est le chef ! Tartas, mon cher, encore bravo ! Je vous laisse vous préparer à cet événement. Quel événement !

L'ASSISTANT. - Je vous accompagne, Monsieur le Maire. ( Aux autres.) Ma mission est terminée. Je cède la place au professeur Loriebat.

MADAME. - Il est là ?

L'ASSISTANT. - Non, Madame, mais il ne va pas tarder à venir.

MADAME. - Avec lui ?

L'ASSISTANT. - Pas encore, Madame ! Je comprends votre impatience, mais pas encore ! Mes hom-mages, Madame. Et tous mes compliments, Monsieur !

LE MAIRE. - Ah I Quelle époque ! (Sortie des deux.)

DE TARTAS. - Ainsi, vous aviez des monstres dans votre famille !

MADAME. - Hubert, je ne vois pas en quoi...

DE TARTAS. - Bien sûr, vous ne voyez pas. Vous ne voyez jamais rien, vous n'entendez rien, vous passez dans la vie avec un bandeau sur les yeux. Mais, hélas ! vous n'êtes pas la Fortune. En l'occurrence, vous êtes même la ruine. Passons ! Appelez les enfants.

MADAME. - Vous voulez leur apprendre...

DE TARTAS. - Leur apprendre ! Encore un trait de cécité. Vous n'avez pas vu que Didier a tout entendu ? C'est lui qui a fait descendre votre grand-père du grenier. Et il a tout répété à sa soeur, soyez-en certaine. Ma pauvre Edmée !
(Elle a un dernier regard sur le portrait, qui excède Tartas.)

MADAME. - Il est charmant (Elle sort.)
(A peine a-t-elle disparu que Tartas saute sur le téléphone et fait un numéro.)

DE TARTAS, au téléphone. - Allô ! C'est l'étude de Maître Rétif ? Maître Rétif, s'il vous plaît. Pour Hubert de Tartas.
(La bonne est entrée et rêve devant le portrait.)

LOUISE. - Il est distingué !

DE TARTAS. - Qui vous a appelée, vous ? Foutez-moi le camp ! (Sortie de la bonne. Au téléphone, tout miel.) C'est vous, mon cher Maître ? Tartas, oui. Très bien, très bien. Et vous ? Oh ! Une petite consultation expresse. Voilà. Vous m'entendez bien ? Vous épousez une femme qui vous apporte en dot des biens qu'elle détient de sa mère, qui les a elle-même reçus de son père. Celui-ci, c'est-à-dire le grand-père de votre femme, est mort. Bien. Coup de théâtre : vingt ans après, il réapparaît. Oui, le grand-père. Il n'était pas mort. Disparu, simplement. C'est insensé, mais c'est comme ça ! Juridiquement, mon cher maître, quelle est la situation ?
Pardon ? Je suis le cinquième client qui vous pose la question ? A cause de l'hiberné ? Oui, mais moi, je suis le bon ! Mais le grand-père d'Edmée, mon cher, oui. Suffocant. Notez, il fallait bien que ça arrive à quelqu'un... Il a fallu que ça tombe sur moi... Moi qui n'ai jamais gagné cent francs à la Loterie Nationale... Bref ! Tout lui appartient ? Comment pouvez-vous être aussi catégorique ? C'est tout de même un cas nouveau, celui-là ! Le chapitre de l'absence, c'est très joli, mais une absence de cinquante-six ans, tonnerre ! Cinquante-six ans ! Oui, mon cher. Vous le lirez demain dans tous les journaux ! Quels horizons ça ouvre. Oui. Pour moi, ça les ferme. Passons ! Alors, je n'étais que le dépositaire ? C'est gai. Quoi ? Quatre- vingt.deux ans, je sais, j'ai compté. S'il les avait ! Mais il n'en a que vingt-cinq ! Et il n'a pas bougé! Il nous enterrera tous ! Il a la peau dure, l'animal ! Il l'a prouvé ! Il n'y a même plus aucune raison, maintenant pour qu'il meure ! ( Entre la bonne .) Un petit moment, Maître... Qu'est-ce que vous voulez encore, vous ?

LOUISE. On a sonné.

DE TARTAS. - Eh bien, ouvrez !

LOUISE. - C'est ce que je fais.

DE TARTAS. - Non, n'ouvrez pas. F... le camp.

LOUJSE. - C'est la secrétaire.

DE TARTAS. - Je vous dis de f... le camp. (Au téléphone.) Ecoutez, je m'excuse, Maître, je vous rappellerai. Pourquoi bravo ? (Il raccroche en haussant les épaules.)

LOUISE, devant le tableau. - Faut le remporter ?

DE TARTAS. F... le camp ! C'est français ! (Elle sort.)
(Entrée d'Evelyne.)

EVELYNE. - Bonjour, Monsieur. Vous m'excuserez, je me suis mise en retard, mais je suis passée à
la Delta Films.

DE TARTAS. Ne te fatigue pas, il n'y a personne, mais file dans mon bureau, ma femme et mes enfants vont descendre : conseil de famille.

EVELYNE. - Que se passe-t-il ?

DE TARTAS. - Je t'expliquerai.

EVELYNE. - Ton affaire a claqué avec la Delta.
Maintenant, ils veulent faire un film sur l'hiberné.

DE TARTAS. Sans moi ?

EVELYNE. - Avec René Clair.

DE TARTAS. - Ça, nous en reparlerons ! René Clair ! Ce n'est pas son grand-père, lui.

EVELYNE. - Qui n'est pas son grand-père ?

DE TARTAS. Personne. Va.

EVELYNE. - Qu'est-ce qu'il y a ? Ta femme t'a fait une scène ?

DE TARTAS. - Non, c'est moi qui lui en ai fait une.

EVELYNE. - Pourquoi ?

DE TARTAS. Je t'expliquerai.

EVELYNE, devant le portrait. - Qui est-ce ?

DE TARTAS. - Personne.

EVELYNE, fausse sortie. - Ah ! Tu sais qu'on a identifié l'hiberné. ( Elle sort. )
( Entrée de Madame, Didier et Sylvie. )

DE TARTAS. - Ç'a été long ! Où étiez-vous ?

DIDIER. Avec les photographes, papa.

DE TARTAS. - Quels photographes ?

SYLVIE. - De France-Soir, papa.

DE TARTAS. - Qu'est-ce que viennent fiche ici les photographes de France-Soir?

DIDIER. - On est les arrière-petits-enfants, non ?

DE TARTAS. - Ils savent déjà ! Attendez ! Je vais leur f... mon pied au derrière, moi, aux photographes. Oust ! Dehors ! Pas le plus petit cliché !

DIDIER. - Mais c'est fait, papa !

DE TARTAS. - Edmée ! Vous n'avez pas permis... ?

SYLVIE. - Maman a posé aussi, voyons !

DE TARTAS. - Ça commence bien ! Le monstre n' est même pas rentré au foyer que toute sa famille s'étale en première page de France-Soir. Et ma carrière ? Vous ne vous êtes pas demandé si cette histoire grotesque n'allait pas porter un coup à ma carrière ?

DIDIER. -Mais, papa, c'est excellent pour ta carrière ! Tu passes ta vie à courir après des demi-vedettes pour monter tes films. Il te tombe du ciel la plus grande vedette mondiale de tous les temps et tu renâcles?

DE TARTAS. - Je suis metteur en scène, je ne suis pas impresario.

DIDIER. - Il vaut mieux être l'impresario de l'hiberné que le metteur en scène de films qui ne se tournent jamais.

DE TARTAS. - Comment, jamais ?

SYLVIE. - Non, jamais.

DIDIER. - Ecoute, papa, tu as vraiment vu ça par le petit bout de la lorgnette, l'objectif de 25. Il y a des gars qui ont ramassé un fric fou en promenant une baleine conservée dans le formol, alors, l'hiberné ! L'Amérique, papa. Rien qu'avec l'Amérique, il y a de quoi ratisser un paquet pour plusieurs générations. Tu n'avais pas pensé à ça, hein ? Et. tu dis que maman est distraite !

DE TARTAS. - Non. Non, je n'avais pas pensé à ça, on effet, et je continue à ne pas y penser. Tartas l'utopique, c'est possible, mais je ne promènerai pas le grand-père de ma femme à travers le monde comme une baleine sous prétexte qu'il a passé cinquante-six ans dans une banquise. C'est une idée qui me choque, me répugne, me dégoûte. Tu ne peux pas comprendre. C'est sans doute une affaire de génération.

DIDIER. - Et moi j'espère bien qu'il comprendra, grand-papa Fournier ! D'ailleurs, je suis sûr que je m'entendrai avec lui. Entre jeunes... D'abord, c'est lui qui sera le premier servi. C'est régulier, dis !
Quand on réussit un coup pareil ! Cinquante-six ans dans un petit coin tranquille. Peinard. On coupe à deux grandes guerres. Et puis, hop ! Quand tous les coups durs ont passé, coucou, me revoilà ! Et frais comme une fleur ! Si on veut le mobiliser ? Minute ! Je suis de la classe 95. Des études ? A quoi bon ? Ma situation est toute faite. Et quelle situation, pardon ! Un foyer ? Tout fait aussi. Des grands enfants qui ont poussé tout seuls. Ah ! vous pouvez toujours y aller, un mec comme ça : chapeau !

DE TARTAS. - Eh bien, qu'il fasse fortune, ça le regarde. Moi, je ne veux même pas compter sur son héritage. D'ailleurs, il a vingt-cinq ans. C'est encore lui qui héritera de nous !

MADAME. - Si vous permettez, je voudrais bien placer un mot. Je ne sais pas si l'hiberné est un grand débrouillard comme tu l'insinues, Didier. Je ne sais pas si c'est la fortune et la gloire pour toute la famille. Je sais que c'est mon grand-père. Le père de maman. Et je me sens prête à l'aimer. Peut-être pas comme une petite-fille, je pourrais être sa mère, mais comme le disait M. le Maire, les liens sont toujours les liens. Je ne vous demande pas, à vous autres, de lui sauter au cou et de simuler une affection que vous ne pouvez pas avoir. Mais ce que j'exige, c'est votre respect. Sa destinée est tellement insolite, surhumaine ! Songez à son dépaysement, à sa solitude dans un monde où tout va l'étonner. Il va avoir besoin de nous plus que nous de lui. Alors, Je vous demande de l'accueillir comme ce qu'il est, l'un des vôtres, dont vous êtes issus, et non pas comme une curiosité scientifique, ou comme une manne à dollars !

DE TARTAS. - Bravo, Edmée ! Vous venez de. trouver les mots que je cherchais pour parler à ces enfants. Vous avez un bandeau sur les yeux, mais pas sur le coeur.

MADAME. - Ceci dit, je ne. vois pas pourquoi nous repousserions une gloire que vous êtes le seul, Hubert, à juger ridicule. L'hiberné, c'est un cadeau de la Providence à la Science. Mon Dieu, c'est une gloire qui vaut bien celle du cinéma !

DIDIER. - Et toc !

SYLVIE. - Tiens ! Encore des photographes.

MADAME. - Eh bien, allons-y !

DIDIER, à son père. - Toi, te montre pas. Dosons, dosons -
(Ils sortent, sauf de Tartas. Tartas, seul, réfléchit.
Soupèse. Puis geste fataliste.)

DE TARTAS. - Après tout ! (Il va ouvrir la porte du bureau.) Evelyne ! ( Entrée d'Evelyne. )

EVELYNE. - Fini, ton conseil ?

DE TARTAS. - Oui, ma beauté.

EVELYNE. - Ça t'a rendu le sourire.
( Sonnerie du téléphone. Bref retour de Didier qui a oublié son foulard et qui enregistre avec
indulgence le baiser furtif que Tartas échange avec sa secrétaire. Puis sort. )

DE TARTAS. -. Réponds et expédie.

EVELYNE, au téléphone. - Allô... Oui, -Monsieur. Bon, je ne le dérangerai pas. Ah ? Très bien. C'est entendu. (Elle raccroche.) Tu as la Légion d'honneur.

DE TARTAS. - Ah ? C'est possible. Tout devient possible.

EVELYNE. - C'est le maire du Vésinet. Il te fait dire que « naturellement pour la Légion d'honneur à présent c' est dans la boîte ».

DE TARTAS. - Bon. Que veux-tu !

EVELYNE. - Qu'il avait oublié de t'en parler. Il est donc venu te voir ? En quel honneur ?

DE TARTAS. - Pour me féliciter.

EVELYNE. - Mais tu ne l'avais pas encore

DE TARTAS. - Mais il ne s'agit pas de la Légion d'honneur ! La Légion d'honneur, c'est un début. Le aébut de toute une légion d'autres honneurs ! Ma beauté !

EVELYNE. - Que je suis bête. Tu as reçu une proposition d'Hollywood ?

DE TARTAS. - Pas encore. Mais ça ne va pas tarder.

EVELYNE. - Enfin, tu vas me dire ce qui t'arrive ?

DE TARTAS. - Oui, je vais te le dire, ma beauté. La Fortune. Tout simplement. Et je la prends. Tant pis ! Les films ? Au cinéma, il y a deux catégories de gens ceux qui font des films avec de l'argent et ceux qui font de l'argent avec des films. Eh bien, puisque je ne peux pas appartenir à la deuxième catégorie, rangeons-nous dans la première. Comme ça, bon sang, des films, j'en ferai, sois tranquille. René Clair, je l'attends de pied ferme. Et les autres. Et les Américains et les Italiens, tous ! Non, c'est vrai, c'est trop bête, à la fin ! La fortune est là, offerte. J'ai les lois pour moi. C'est la société qui me dit « Prends, prends, imbécile ! » Et je me ferais traiter d'imbécile toute ma vie justement parce que je n'ai pas la Fortune ? Merde ! Je la prends. Avec la Fortune, on peut tout s'offrir. Même l'intelligence !

EVELYNE. Enfin, tu n'as pas fait fortune en une nuit?

DE TARTA5. - Tu connais le dicton la Fortune vient en dormant ? Tu ne peux savoir à quel point
c'est vrai ! (Lui monSrant le portrtzit) Regarde ce monsieur. Regarde-le bien. Il est charmant, n'est-ce pas ? C'est l'homme le plus célèbre du monde. Tu n'as pas encore vu sa photo dans les journaux, parce qu'on l'entoure du plus grand mystère, mais tu vas la voir. Tu ne vas même voir qu'elle. -

EVELYNE. - Qui est-ce ?

DE TARTAS. - Le grand-père de ma femme.

EVELYNE. - Qu'est-ce qu'il a fait ?

DE TARTAS. - Il a dormi. Cinquante-six ans.
( Entrée de Madame, Didier et Sylvie.)

MADAME. - Hubert ! Hubert ! Le professeur Loriebat ! Avec le ministre de l'Intérieur...

DIDIER. - Mais non ! Le Chef de Cabinet ! C'est déjà pas mal !

EVELYNE. - L'hiberné !...
(Elle a compris et elle s'évanouit au moment où entrent le professeur Loriebat et le chef de Cabinet. Tous s'empressent.)

DE TARTAS. - Ce n'est rien. Emportez-la, vous autres. Etends-la sur ton lit, Sylvie.

SYLVIE. - Qu'est-ce qu'il faut faire ?

DE TARTAS. - Ouvrir la fenêtre, simplement. Elle va revenir...

MADAME. - Il faut lui faire respirer...

DE TARTAS. De l'air ! ça suffit. Je la connais ( Sortie de Madame, de Didier et Sylvie emportant Evelyne. )

LE PROFESSEUR. - Elle m'a pris pour l'hiberné ?

DE TARTAS. - Non, Professeur, non... Mais elle vient juste de comprendre...

LE PROFESSEUR. - De comprendre quoi ? -

DE TARTAS. - Eh bien, mais l'hiberné.., alors, n'est-ce pas ?

LE PROFESSEUR. - Une petite-fille ?

DE TARTAS. - Non, non.

LE PROFESSEUR. - Par alliance ?

DE TARTAS. - Pas du tout. Enfin..., c'est ma secrétaire.

LE PROFESSEUR. - Hyperémotive ? ,

DE TARTAS. - Oui, Professeur. Hyper... ( Entrée de Madame. )

MADAME. - Voilà. Ça va mieux.

DE TARTAS. - Je vous le disais. Je m'excuse de cet incident, Professeur.

LE PROFESSEUR. - Monsieur Amadour, chef de Cabinet de Ministre de l'Intérieur.

DE TARTAS. - Très honoré, monsieur le Chef de Cabinet.

LE PROFESSEUR, inspectant. - Voici donc sa maison natale.

DE TARTAS. - Eh oui, monsieur le Professeur, eh oui !

LE PROFESSEUR. - Quoi ?

DE TARTAS. - Rien. Je dis eh oui ! ( Un temps. Il finit posément le tour de la pièce.)

LE PROFESSEUR. - Parfait. Madame, laissez-moi tout d'abord vous donner des nouvelles de M. Paul Fournier. Elles sont très satisfaisantes. Quoi ?

MADAME.- Rien, rien. Je suis bien contente.

LE PROFESSEUR. - Très. Ceci ne veut pas dire cependant que monsieur Fournier se porte comme vous et moi. Loin de là. La vie végétative est une chose, la vie psychique en est une autre, beaucoup plus délicate et plus complexe. M. Fournier, il faut bien vous le dire et vous en pénétrer, est un malade. Un très grand malade.

MADAME. - Ça, nous allons le soigner, monsieur le Professeur.

DE TARTAS. - Vous pouvez compter sur nous !

LE PROFESSEUR. - Il n'en est pas question. C'est moi qui le soigne.

DE TARTAS. - Pardon !

LE PROFESSEUR. - Je vais avoir besoin de vous. Mais vous vous mettrez à ma disposition. Comme le Corps médical s'y est mis. Comme l'Etat lui-même s'y met. Quoi ? La présence de monsieur le Chef de Cabinet du Ministre de l'Intérieur à mes côtés suffit à elle seule pour vous fixer sur la portée de cette affaire.

DE TARTAS. - En effet.

LE PROFESSEUR. - M. Paul Fournier est votre grand-père, soit. Mais pas de malentendu : il ne vous appartient pas.

DE TARTAS. - Comment ? Maintenant, je...

LE PROFESSEUR. - Il appartient à la Science. Et la Science a beau ne pas avoir de patrie, comme le disait Pasteur, chaque nation cherche de plus en plus à se l'accaparer pour elle toute seule. Quoi ? Apprenez que le Gouvernement a déjà reçu des offres - et quelles offres ! - de puissances étrangères.

DE TARTAS. - Pour qu'on leur donne notre grand-père ?

LE PROFESSEUR. - Rassurez-vous, ces offres ont été repoussées. La France a l'hiberné, elle le garde. Il fait partie du patrimoine national.

DE TARTAS. - Enfin, Professeur, la France, c'est très joli. Et la famille ? Qu'est-ce qu'on en fait de la famille?

LE PROFESSEUR. Quoi ?

DE TARTAS. - Je dis : la famille !

LE PROFESSEUR. - Sur le plan juridique et social, la famille garde ses droits, imprescriptibles.

DE TARTAS. - Ah ! Bon !

LE PROFESSEUR. - Mais sur le plan humain, la famille doit suivre l'exemple de l'Etat. L'Etat se plie, la famille doit se plier.

DE TARTAS. - A quoi?

LE PROFESSEUR. - Quoi ?

DE TARTAS. - Se plier à quoi ?

LE PROFESSEUR. - A moi. Quoi ?

DE TARTAS. - Rien.

LE PROFESSEUR. - Je suis responsable de la vie de l'hiberné. Et cette vie ne tient qu'à un fil.

DE TARTAS. - Enfin, c'est un fil qui a bien tenu !

LE PROFESSEUR. - Oui. Mais c' est maintenant qu'il peut casser, Monsieur. Crac ! D'un coup sec ! La Médecine a remis la machine en marche. Et en avant ! Elle pense que tout est dit. Quel enfantillage ! Savez-vous en quelle année M. Paul Fournier est entré en hibernation ? Quoi ?

DE TARTAS. - Je n'ai rien dit.

LE PROFESSEUR. - En 1901. Faites un petit effort d'imagination. Facile le cinéma,. les récits de nos parents nous ont rendu cette époque très familière. Et supposez que vous vous endormiez un soir de 1900, entouré de femmes à chignons et à corsets, de messieurs à chapeau melon, dans une ville qui résonne du seul pas des chevaux, sous un ciel sans avions troublé par le seul vol des pigeons, aux flonflons d'une valse lente que nasille un phonographe à vaste pavillon. (Madame dodeline de la tête
comme si elle valsait.) Hop ! Vous rouvrez les yeux. Femmes en pantalons, hommes sans chapeau et. sans moustaches, rues engorgées de véhicules étranges, sifflement des avions à réaction, télévision et radio tonitruant des airs de jazz ! Quoi ?

DE TARTAS. - Oh ! c'est simple. Je deviendrais fou

LE PROFESSEUR. - Fou ! Monsieur le Chef de Cabinet, je ne le lui fais pas dire ! La folie ! Voilà le danger qui guette l'hiberné. Je vous félicite de votre sagacité, Monsieur.

DE TARTAS, flatté. - L'utopique.

LE PROFESS5UR. - Quoi ?

DE TARTAS. Non, non. C'est pour ma femme.

LE PROFESSEUR. - A quoi auraient servi, les brillants résultats obtenus par les biologistes et les médecins, si c'était pour en arriver à ce dénouement : la folie ? Dieu soit loué, quand on l'a transporté à Paris, sa vie mentale était quasiment nulle. J'ai tout de suite compris où serait le péril dans ce choc brutal avec un monde trop évolué pour qu'il puisse l'accepter. Et j'ai pris toutes les précautions nécessaires.

DE TARTAS. - Quelles précautions ?

LE PROFESSEUR. - Mais, pour lui cacher à quelle époque nous vivons.

DE TARTAS. - Comment ? Il ne sait pas à quelle époque nous sommes ?

LE PROFESSEUR. Non.

DE TARTAS. - Et à quelle époque se croit-il ?

LE PROFESSEUR. - Mais en 1900, naturellement

DE TARTAS. - Dieu ! Que c'est drôle ! Oh ! que c'est drôle !

MADAME. - Mais, Professeur, comment est-ce possible ?

DE TARTAS. - Mais oui, au fait ? Comment ?

LE PROFESSEUR. - C'est très simple. Il a repris conscience dans un pavillon d'hôpital isolé. Une chambre nue, insonorisée, aucun bruit de l'extérieur. Il est soigné par des infirmières en blouses blanches, ça n'a pas changé.. Et il ne voit que le docteur Pons et moi... Tous deux dans cette tenue. ( Il ouvre son imperméable il est an 1900 )

DE TARTAS. - C'est formidable

MADAME. - Et que croit-il qu'il lui est arrivé ?

LE PROFESSEUR. - Un accident, simplement, une chute de cheval qui a quelque peu affecté sa mémoire. C'est tout. Quoi ?

DE TARTAS. - Formidable ! Seulement, dites-moi, ça ne pourra pas toujours durer ?

LE PROFESSEUR. - Ça doit durer un temps. Une période de transition que nous mettrons à profit pour l'amener peu à peu, et avec des ménagements infinis, à la vérité. Puisqu'il ne peut pas venir, d'emblée à notre époque, il faut que notre époque aille à lui.

DE TARTAS. - Alors, il est bouclé à Sainte-Anne pour un bout de temps ?

LE PROFESSEUR. - Pas du tout. Il va en sortir.

DE TARTAS. - Comment ferez-vous ? L'Etat a beau se plier, il ne va tout de même pas ordonner à tout Paris de revivre comme en 1900 dans le seul but de ne pas affoler l'hiberné ?

LE PROFESSEUR. - Bien sûr que non. Mais ce qui est impossible avec Paris devient très réalisable dans une maison. Une seule. Et avec une famille.

DE TARTAS. - Quelle famille ?

MADAME. - La sienne, voyons, Hubert !

DE TARTAS. - Votre famille, Professeur ?

MADAME. - Mais non ! Nous ! Nous ! Vous ne comprenez rien ! L'idée du professeur est admirable ! Grand-père Fournier, enfin le petit Paul, doit retrouver cette maison comme il l'a quittée. C'est bien ça, Professeur ?

DE TARTAS. - En 1900 ?

LE PROFESSEUR. - Eh oui !

DE TARTAS. - Ah ! Ah ! Joli ! En somme, vous me demandez une mise en scène ? C'est tentant
Encore que les films sur 1900, on en a un peu trop vu ! Mais celui-ci ne sortirait pas de la famille
Il n'y a qu'un os, dans votre scénario, professeur, un tout petit os en 1900, dans cette maison, c est son père et sa mère qu'il a laissés. Et qui va-t-il y retrouver ? Ses petits-enfants !

LE PROFESSEUR. - Pas du tout ! Il faut qu'il retrouve son père et sa mère.

DE TARTAS, agacé. - Mais ils sont morts, Monsieur, eux. Vous pourrez explorer le Pôle Nord de fond en comble, et même le Pôle Sud, il y a peu de chances pour que vous les retrouviez. L'hibernation, ce n'est pas héréditaire !

LE PROFESSEUR. - Ils sont morts, mais vous deux vous êtes en vie. Et vous avez, à peu de chose près, l'âge que devaient avoir ses parents en 1900.

DE TARTAS. - Et alors ?

MADAME. - Vous ne comprenez rien, aujour-d'hui, Hubert ! C'est moi qui serai sa mère, et vous, son père, voyons.
( Geste du professeur « Voilà ! » )

DE TARTAS. - Maintenant, je dois être son père ? C'est le bouquet !

MADAME. - Qu'est-ce que ça peut vous faire, Hubert ? Ce ne serait que provisoire. Vous redeviendrez son petit-fils, soyez tranquille.

DE TARTAS. - Oh ! vous savez, le petit-fils d'un galopin de 25 ans ou le père d'un vieillard de 80 ! Ça se vaut ! Seulement vous oubliez un léger détail, mon cher Professeur.

LE PROFESSEUR. - Ça m'étonnerait.

DE TARTAS. - Il ne reconnaîtra pas son père et sa mère !

LE PROFESSEUR. - Monsieur, vous est-il déjà arrivé d'être séparé assez longtemps d'une personne très familière, et même très chère ?

DE TARTAS. - Oui. De ma femme. J'ai fait cinq ans de captivité, Monsieur !

LE PROFESSEUR. - Vous aviez beau penser à elle, est-ce que ses traits peu à peu ne s'estompaient pas à la longue dans votre mémoire, jusqu'à en perdre leur contour ?

DE TARTAS. - Certains jours, on effet, je ne la voyais plus très bien... Ne m'en veuillez pas, Edmée...

LE PROFESSEUR. - Au point qu'en la retrouvant, vous avez dû être étonné, c'était comme si vous refaisiez connaissance avec elle ?

DE TARTAS. - Il y a de ça. Vous êtes vexée, Edmée ?

MADAME. - Pas du tout. Moi, c'est pareil.

DE TARTAS. - Ah ?

LE PROFESSEUR. - Eh bien, Monsieur, dites-vous bien qu'après un sommeil d'un demi-siècle, les sou-venirs chez l'hiberné sont plus des notions que des représentations visuelles. Quoi ? On n'est pas évi-demment à l'abri des surprises. Pas un psychiatre au monde ne peut préjuger d'un cas aussi révolution-naire, mais je gage fort qu'en entrant dans cette maison et en vous voyant dans les vêtements adéquats...

DE TARTAS. - Quoi ?

LE PROFESSEUR. - Rien. Monsieur Paul Fournier vous dira à vous Madame, maman, et à vous, Mon-sieur, papa.

DE TARTAS. - Eh bien, c'est parfait. Dans le fond, j'aime mieux qu'il m'appelle papa que moi l'appeler grand-père.

LE PROFESSEUR. - Un incident d'ailleurs m'a encouragé dans cette voie. Une photo du Prince de Monaco en grande tenue étant tombée sous ses yeux par inadvertance, il s'est écrié : Tiens ! Madame Sarah Bernhardt dans « l'Aiglon » !

DE TARTAS. - En effet. Aucune ressemblance.

LE PROFESSEUR. - Aucune.

MADAME. - Et sa femme ?

DE TARTAS. - Ah ! oui. Dites donc ! C'est vrai ! Et sa femme ?

LE PROFESSEUR. - Sa femme ? Elle est dans le trou.

DE TARTAS. - Quel trou ?

LE PROFESSEUR. - Un trou de sa mémoire. Son mariage a dû précéder de très peu sa disparition, son jeune âge nous porte à le croire. Il fait la soudure avec sa vie familiale avant son mariage, ça supprime la femme, tant mieux !

DE TARTAS. - Un rôle d'économisé ! Bon ! Nous sommes en 1900 ! Je vois ma mise en scène. Wakewitch me fait un décor volubilis et pitchpin. Rosine, les costumes. Bonjour papa, bonjour maman. Ce n'est pas tout. Et pour commencer, pendant son transport ici, même si vous frétez un fiacre, et même en tirant les rideaux, les bruits ?

LE PROFESSEUR. - Enfantin ! On l'endort.

DE TARTAS. - Encore !

MADAME .- Vous vous noyez dans une goutte d'eau, Hubert.

DE TARTAS. - Ma chère, dans un film il faut tout prévoir. Ici tout ira sur des roulettes, je m'en porte garant, mais dehors ? Il ne faudra donc pas qu'il mette le nez dehors.

LE PROFESSEUR. - Il ne bougera pas d'ici, c'est évident. Il s'y attend. On lui a dit qu'il avait besoin d'une longue convalescence dans sa famille, sans mette le nez dehors ?

DE TARTAS. - Mais vous ne pourrez pas l'empêcher de le mettre à la fenêtre, son nez ?

LE PROFESSEUR. - Il l'y mettra.

DE TARTAS. - Et qu'est-ce qu'il verra ? Des autos et des avions.

LE PROFESSEUR. - Il n'en verra pas. A vous la parole, Monsieur le Chef de Cabinet.

LE CHEF DE CABINET. - Madame, Monsieur, Si j'ai accompagné le professeur Loriebat, c'est que le Gouvernement tenait à vous faire savoir, par la bouche même d'un de ses représentants, le prix qu'il attache à la sauvegarde de l'équilibre mental de l'hiberné. Vous pourrez en juger par les mesures
qu'il a arrêtées et que je suis heureux de porter à votre connaissance.

DE TARTAS. Très bien.

LE CHEF DE CABINET. - Merci. En prévision de l'envie toute naturelle que l'hiberné, enfin M. Paul Fournier, peut avoir besoin de mettre le nez à la fenêtre...

DE TARTAS. - Après cinquante-six ans !

LE PROFESSEUR. - Quoi ?

DE TARTAS. -. Je dis : après cinquante-six ans, c'est en effet bien naturel.

LE CHEF DE CABINET. - Dans cette prévision, dis-je, la circulation automobile sera interdite dans tout Le Vésinet. Un important service d'ordre y veillera jour et nuit. Des fiacres et autres véhicules hippomobiles, du type Victoria, landau, phaéton, seront réquisitionnés et remis en service. Quelques automobiles de l'époque, prévues. Les alentours immédiats de la maison seront condamnés aux piétons. Toutefois, en raison de la permanence de leur habillement, les ecclésiastiques, les religieuses et les charbonniers seront seuls admis à y circuler. Quant aux avions, ils seront détournés. Dans un rayon de 40 kilomètres pour les avions ordinaires, 80 pour les avions à réaction.

DE TARTAS. - Tonnerre !

LE CHEF DE CABINET. - Les lettres adressées au 39, avenue des Tilleuls seront affranchies à 10 cen-times. La Régie ressortira du tabac au goût et au prix de l'année 1900. Les journaux Le Gaulois, le Journal des Débats, Le Rire, l'Illustration, assureront le service en numéros de l'époque. Enfin, toute mesure analogue qui aurait été omise sera immédiatement adoptée sur la simple demande du professeur Loriebat. Voilà.

DE TARTAS. - Ah ! Monsieur, vous remercierez monsieur le Ministre de la part de la famille !

LE CHEF DE CABINET. - La décision a été prise en Conseil des Ministres, Monsieur.

DE TARTAS. - Vous les remercierez tous, alors. Quel devis ! Ah ! Si les producteurs me donnaient de tels moyens tous les jours, vous verriez les films que je tournerais ! Dites-moi, tant qu'on y est - parce que si on ne doit compter que sur les religieuses et les charbonniers pour animer le quartier, ça risque d'être un peu calme - on ne pourrait pas prévoir de la figuration ?

LE CHEF DE CABINET. - A envisager.

(Sifflement strident d'un avion à réaction. Tout le monde lève le nez.)

Soyez tranquilles, ça ne se produira plus. M Paul Fournier pourra regarder le ciel. Il y verra même (Sourire modeste.) oh ! c'est une idée personnelle...

DE TARTAS. - Quoi donc, monsieur le Chef de Cabinet ?

LE CHEF DE CABINET. - Un ballon captif.

DE TARTAS. - Un ballon ! C'est un plaisir de travailler avec des gens comme vous.

LE PROFESSEUR. - Nous sommes d'accord ?

DE TARTAS. - D'accord. On peut signer.

LE PROFESSEUR. - Quoi ?

DE TARTAS. -. Pardon ! L'habitude du cinema.

MADAME- Excusez.moi, Professeur. Moi j'ai une petite question à vous poser. Lorsqu'on lui dira la vérité?

LE PROFESSEUR. - Nous n'en sommes pas encore là, Madame.

MADAME. - Non, mais enfin, ce moment viendra. Et je me demande... Ne craignez-vous pas qu'il soit encore plus malaisé de lui apprendre alors que sa mère est sa petite-fille ?

LE PROFESSEUR. - Madame, rien n 'est aisé dans cette affaire. En médecine, quand le cœur flanche, on fait une piqûre. Primo faire reculer la mort. Et on attend. Nous ne procédons pas autrement. Primo faire reculer la folie. Pour cela, le remettre dans son milieu initial. Et on attend.

MADAME. - Et que va-t-il se passer ?

LE PROFESSEUR. - Je n'en sais pas plus long que vous, Madame. Mais il n'y a pas le choix. Ou c'est ça, ou bien le dérèglement de ses facultés mentales. Il faut choisir. Ou alors on le remet dans la glace.

DE TARTAS. - Ah ! non. C'est assez comme ça !

LE PROFESSEUR. - Un dernier point, pour lequel j'ai besoin, Madame, de vos lumières.

DE TARTAS. - Suivez bien, Edmée.

LE PROFESSEUR. Le jeune Paul Fourrier ne vivait peut-être pas dans cette maison uniquement avec son père et sa mère. En les retrouvant, il réclamera ses autres familiers.

DE TARTAS. - Aïe ! Sa femme I

LE PROFESSEUR. - Sa femme, je vous ai dit que non. Elle est dans le trou ! Laissez-l'y ! Mais les autres ? Une soeur, un frère, une vieille bonne, que sais-je ? Pouvez-vous nous dire, Madame, quelle était la composition exacte de la famille à cette époque ?

MADAME. Ça ! Vous me mettez dans l'embarras, Professeur.

DE TARTAS. - Maintenant, Edmée, nous pourrions aller avec ces messieurs au Père-Lachaise.

LE PROFESSEUR. - Quoi ?

MADAME. - Ça ne nous éclairerait pas davantage. Il n'y a guère que Charles, mon cousin, qui pourrait nous le dire. Et encore, ce n'est pas certain.

LE PROFESSEUR. - Ns ! Ns ! Très ennuyeux.

( Didier qui est entré sur les dernières répliques cherche à se faire remarquer. Puis: )

DIDIER. - Présente-moi, papa.

LE PROFESSEUR. - Quoi ?

DE TARTAS, présentant de mauvaise grâce. Mon fils, Didier, arrière-petit-fils de M. Paul Fournier, qui a la déplorable habitude d'écouter aux portes...

DIDIER. - C'est une chance. J'ai déniché quelqu'un qui va vous donner tous les tuyaux. Un monsieur du Vésinet qui a beaucoup voyagé, lui aussi. Entrez, cher Capitaine.

(Entrée d'un vieillard, style marine marchande en retraite.)

LE CAPITAINE. - Alors ? Il paraît que Paul est rentré du Canada ?

DE TARTAS. - Qui est-ce ?

DIDIER. - Son meilleur copain.

LE PROFESSEUR. - Quoi ?

Fin du premier acte

ACTE II

L'ameublement est transformé de fond en comble, puisque nous sommes censés maintenant être en 1900.
Reconstitution minutieuse de la maison du Vésinet à cette époque. Toute trace suspecte a été naturellement supprimée : plus de téléphone, plus d'électricité. Un phonographe à vaste pavillon a remplacé la radio. De grandes plantes vertes ornent la véranda.


Au lever du rideau, une véritable photo de famille. Mais de famille d'autrefois.
Face au public.
Tartas, redingote et barbiche. Madame, grande jupe, corset et chignon haut. Didier, en Saint-Cyrien 1900. Sylvie, en culottes bouffantes de cycliste 1900. Et un nouveau membre le cousin Charles, mousta-che et petite mouche.
Dans un coin, un tableau de la vraie famille 1900 dont ils se sont inspirés.

LE PROFESSEUR. - Et maintenant que la famille est au complet, ne bougez plus. ( Il va au pied de l'escalier. Appelle .) Louise !

DE TARTAS. - C'est pour une photo ?

MADAME. - Non, c'est pour Louise. Avec l'arrivée de Charles, elle embrouille tout.

CHARLES. - Ah ! Cette mouche ! (Il la presse, elle tient mal.) Tu es bien sûre que c'est celui-là, Victor ? Faudrait pas que je me sois gourré !

LE PROFESSEUR. - Eh bien, Louise ! Vous ne m'entendez pas ? Quoi ?

LOUISE, arrivant au pied de l'escalier. - Si. Mais comme Madame m'a dit qu'à présent je m'appelle Irma, j'ai pas à répondre quand on m'appelle Louise.

LE PROFESSEUR. - Il dort toujours ?

LOUISE. - Oui, monsieur le Professeur. Je l'ai bien vu, ce coup-ci. Quel joli garçon !

LE PROFESSEUR, plaçant la bonne devant la famille et lui montrant Didier. - Qui est-ce ? Voyons si vous vous rappelez ?

LOUISE. - Un saint-cyrien.

LE PROFESSEUR. - Ça, je le vois bien, merci.

LOUISE. - Ce n'est plus M. Didier.

LE PROFESSEUR. - Très bien. Donc ?

L0UISE. - Donc, ce n'est plus le fils de Madame.

MADAME. - Eh si ! Ce n'est plus mon fils, mais comme je ne suis plus sa mère, que je suis la mère de Paul, je suis tout de même sa mère, puisque c'est son frère.

( Louise abrutie, fond subitement en larmes .)


LOUISE. - Je m'y retrouverai jamais ! Déjà dans une famille ordinaire j 'ai du mal à m'y retrouver Alors, celle-ci !

CHARLES, fasciné par le saint-cyrien. - Dire que c 'était mon père !

MADAME. - Ah ! toi, ne va pas compliquer les choses !

LE PROFESSEUR. - Calmez-vous ma fille, et écoutez-moi bien, c'est enfantin. Oubliez la famille où vous serviez.

L0UISE. - Quelle famille ?

LE PROFESSEUR, - Les de Tartas. Fini les de Tartas : vous êtes chassée.

L0UISE. - Chassée ? (Elle repleure.)

LE PROFESSEUR. - Elle est idiote ! Vous êtes chassée, mais vous êtes replacée. Chez les Fournier. De très bons patrons qui ressemblent aux autres comme deux gouttes d'eau, vous ne pouviez pas mieux tomber : voici monsieur Eugène Fournier, un gros parfumeur - vous chapardez de l'eau de Cologne, c'est une très bonne place, - et madame Clémentine Fournier, son épouse... Vous les appelez Monsieur... Madame... Rien de changé.

LOUISE. - Monsieur. Madame. Bien.

LE PROFESSEUR. - Ils ont deux fils. Deux L'aîné, c'est monsieur Paul.

LOUISE, - L'hiberné.

LE PROFESSEUR. - Cht ! Oui, c'est lui, mais ne prononcez jamais ce mot-là ! Monsieur Paul a fait une chute de cheval assez sérieuse, et il rentre de l'hôpital. Voici le cadet, monsieur Alexandre, le saint-cyrien.

LOUISE. - Monsieur Alexandre. Bien.

LE PROFESSEUR. - L'oncle Victor que voici est le frère de Madame.

LOUISE. - Le pique-assiette...

DE TARTAS. - Ça n'a pas changé.

LE PROFESSEUR. - Les Fournier l'hébergent, avec sa fille, mademoiselle Camille. Une enragée de la bicy-clette.

LOUISE. - Mademoiselle Camille. C'est la cousine des deux garçons, alors.

LE PROFESSEUR. - Voilà ! Vous y êtes. Elle y est. Répétez encore.

LOUISE. - Monsieur, Madame. Monsieur Paul, l'hiberné.., chut faut pas le dire, mais c'est lui quand même. Monsieur Alexandre. Monsieur Victor. Mademoiselle Camille...

LE PROFESSEUR. - C'est casé ! Nous sommes en 1900. Vous gagnez 35 francs par mois.

LOUISE. - 35 francs ?

LE PROFESSEUR. - 50.000, en réalité. On a plus que doublé vos gages, ça vaut la peine de faire un petit effort, non ? (A Tartas.) Il faudra tout de même la surveiller !

LOUISE. - Ha ! ha ! C'est drôle ! L'oncle c'est le neveu !

LE PROFESSEUR. - Elle commence à comprendre, allons !

(Sortie de Louise et de Charles.)

DE TARTAS. - Alors, Professeur ? Toujours pas réveillé ?

LE PROFESSEUR. - Non.

DE TARTAS. - Mâtin ! Je commence à trouver ça inquiétant, moi ! Ils n'y sont pas allés un peu fort avec la piqûre ?

LE PROFESSSUR. - Le docteur Pons vous a expliqué qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter.

DE TARTAS. - Enfin, vous savez combien ça fait qu'il dort ? Trois jours ! Mâtin ! Même le Gouvernement s'inquiète ! Amadour téléphone toutes les heures. C'est qu'avec lui, on ne sait pas jusqu'où ça peut aller !

LE PROFESSEUR. - Il faudra vous y faire même sans piqûre, il dort beaucoup plus qu'un individu normal.

MADAME. - Ah oui ?

LE PROFESSEUR. - Pour seize heures de veille, il a besoin de vingt-quatre heures de sommeil.

DE TARTAS. - Mâtin !

LE PROFESSEUR. - D'ailleurs, à proprement parler, il ne dort pas : il hiberne.

LE PROFESSEUR. - Son organisme a contracté une accoutumance. L'hibernation est devenue naturelle chez lui. Comme chez la marmotte, la chauve-souris ou le requin-pèlerin.

DE TARTAS. - Alors, vingt-quatre heures sur quarante, il continue à ne pas vieillir ?

LE PROFESSEUR. - Pratiquement pas. Enfin, beaucoup moins que vous et moi.

DE TARTAS. - Mâtin ! On n'a plus qu'à se faire tous mettre en hibernation !

LE PROFESSEUR, à Didier. - Ah ! dites-moi... qu'est-ce que c'est que ce mitron ?

DIDIER. - Quel mitron ?

LE PROFESSEUR. - Je ne peux pas faire un pas dans le jardin sans tomber sur un mitron qui vient livrer une tour Eiffel en nougat. Quoi ?

DE TARTAS. - C'est un figurant. Une idée à moi. De temps en temps, il n'est pas mauvais qu'il voie aussi quelques têtes de l'extérieur.

LE PROFESSEUR. - Nous avions déjà les facteurs.

DE TARTAS. - Et c'était tout. Un peu maigre.

fin 2eme cellule

LE PROFESSEUR. - Et qu'est-ce qu'il va dire, votre mitron ?

DE TARTAS. - Un dialogue d'époque. Signé de Tartas. Vous pouvez me faire confiance. Jeanson n aurait pas fait mieux. Moi je vous signale une chose, Professeur, pour que vous en parliez vous-même à Amadour. Quoi ? ( Il a pris le tic du professeur. )

LE PROFESSEUR. - Je vous écoute.

DE TARTAS. - La curiosité des Parisiens est telle que le nombre des ecclésiastiques, des religieuses et des charbonniers a subitement augmenté au Vésinet dans des proportions insolites. C'est une pro-cession, autour de la maison. Ça devient ridicule. Et suspect.

LE PROFESSEUR. - Juste. J'en parlerai à Amadour. Qu'est-ce que c'est que ça ?

DE TARTAS, remettant dans sa poche une petite boîte. - Une radio de poche.

LE PROFESSEUR. - Quoi ?

DE TARTAS. - N'ayez pas peur ! Ce n'est pas moi qui ferai d'anachronismes. Mais il faut bien que je puisse écouter les nouvelles.

LE PROFESSEUR. - Quelles nouvelles ?

DE TARTAS. - Mais, de l'hiberné !

LE PROFESSEUR. - Puisque je vous ai tous réunis... Où est l'oncle ? C'est agaçant, il manque toujours quelqu'un ! Appelez-moi l'oncle, voulez-vous ? ( Didier y va. )

DE TARTAS. - Ça ! Nous aurons du fil à retordre avec Charles. Enfin, Victor... Il n'a pas l'air de connaître le premier mot du scénario.
MADAME. - Il débarque. C'est à peine s'il a eu le temps de se faire sa tête.

( Entrée de Charles et de Didier.)

CHARLES. - C'est inimaginable le nombre de charbonniers qui peut passer dans cette rue !

( Geste de Tartes : vous voyez ! )

LE PROFESSEUR. - Monsieur, de grâce, ne vous éloignez plus. Vous avez besoin d'écouter encore plus que les autres. Quoi ?

CHARLES. - Rien.

LE PROFESSEUR. - Je tenais à vous recommander une dernière fois à tous une application de tous les instants. La plus légère gaffe suffirait à jeter le trouble dans l'esprit de votre aïeul, et ce serait l'écroulement des importantes précautions qui ont été mises en oeuvre.

DE TARTAS - Soyez tranquille, Professeur. Avec Tartas, jamais de coulage dans les productions.

MADAME. - Moi, j'ai tellement peur qu'il ne reconnaisse personne !

LE PROFESSEUR. - Madame, je vous ai expliqué cent fois que les risques étaient inexistants. M. Paul Fournier présente un cas d'amnésie élective, du type antérograde, avec syndrome de Korsakoff.

MADAME. - Le musicien ?

LE PROFESSEUR. - Quoi ? La fausse reconnaissance est classique chez les paramnésiques. Rappelez-vous l'incident de Mme Sarah Bernhardt.

CHARLES. - Il a eu un incident avec Sarah Bernhardt ?

(Entrée de deux facteurs, un moustachu et un barbu, portant de fabuleuses piles de lettres.)

UN FACTEUR. - Courrier !

DE TARTAS. - Mâtin ! Même à dix centimes, ça fait de jolies rentrées pour les P. T. T. ! ( Aux facteurs. ) Vous connaissez le chemin ? (Sortie des facteurs.) Vous comprenez, Edmée, pourquoi j'ai triplé les appointements de ma secrétaire !

LE PROFESSEUR, à Charles. - Est-ce que vous avez de l'argent sur vous, Monsieur ?

CHARLES. - De l'argent ? Moi, vous savez !

LE PROFESSEUR. - Ce n'est pas pour vous en demander, c'est pour vous en donner. (A Tartas.) Donnez-lui quelques louis.

CHARLES. - Ah ! mais c'est vrai !

DE TARTAS. - Oh ! quelques écus...

CHARLES. - Non, non. Il me faut 25 louis !

DE TARTAS. - En 1900 ou en 57, toujours fauché et toujours à taper la famille.

LE PROFESSEUR. - Attention au vocabulaire. Les jurons, notamment. Avez-vous relu les auteurs de l'époque ? Quel sera votre juron familier, Monsieur ?

DE TARTAS. - Mâtin ! Vous ne l'avez pas remarqué ? Mâtin

DIDIER .-Saperlipopette, si, on l'a remarqué !

SYLVIE. - Moi je dira i: elle est bien bonne !

LE PROFESSEUR. - Et vous, Madame ?

MADAME. - Moi je pensais à : Ah ! mes aïeux. ( Réaction. ) Non ?

SYLVIE. - Elle est bien bonne !

DIDIER. - Comme tu dis ! Sacrée maman ! ( Entrée des facteurs .)

LE PROFESSEUR. -- Merci, Messieurs. C' est très gentil à ces messieurs qui ont été déplacés. La plus belle moustache et la plus belle barbe des P.T.T.

UN FACTEUR. - Quand on peut rendre service à la science. ( Sortie des facteurs. )

LE PROFESSEUR. - Vous avez tous vos calepins ? Quand il parlera, notez. C'est encore lui qui vous en apprendra le plus sur le passé. Et surtout, de la bonne humeur. Evitez le côté oeil rond devant un revenant. Des rires. De la gaieté. Vous êtes d'ailleurs dans la joie de le voir revenir sain et sauf d'un accident où il aurait pu trouver la mort.

DE TARTAS. - Ça ! On se demande comment il ne l'a pas trouvée ! ( Louise apparaît dans l'escalier. )

LOUISE. Il est réveillé !

(Aussitôt affairement général.)

DE TARTAS. - Mes bottines !

LE PROFESSEUR. - Où est-il ?

LOUISE. - Dans sa chambre, toujours. Mais je l'ai entendu. Il chante. Tenez, écoutez, maintenant il siffle.

LE PROFESSEUR. - Bon. Vous, à la cuisine. Vous autres, suivez-moi.

DE TARTAS. - Où est l'autre, bon sang !

DIDIER, lui tendant sa bottine. - La v'là !

CHARLES, pressant sa mouche. - Elle tient ?

DIDIER. - Le tableau !

LE PROFESSEUR. - Quoi ?

DIDIER, prenant le tableau. - La vraie famille ! On l'oubliait.

LE PROFESSEUR. - Compliments !

DE TARTAS. - Ah ! Les accessoiristes, c'est la plaie !

(Sortie générale précipitée.)

( Paul descend les dernières marches en sifflant. Il est en veston d'intérieur, un beau veston de soie à gros brandebourgs. Il est en effet très charmant. Il jette un regard circulaire sur la pièce. Lentement. Attentivement. A un sourire ému. Il va doucement d'un meuble à un bibelot. D'un bibelot à un meuble. Toujours ému et souriant, il s'arrête devant la glace. Se regarde. Passe le doigt sur sa lèvre rasée en murmurant. )

PAUL. - Ridicule ! (Fixe soudain un petit meuble. File en flèche dessus. L'ouvre. Cherche.) Naturellement ! Ma lanterne magique a disparu ! ( Il avise le phonographe. Le met en marche. La valse Froufrou s'élève, nasillarde. Il écoute un instant. Puis.) Tiens ! C'est nouveau, ça ! (Il s'arrête devant la véranda. Lève le nez vers le ciel.) Un ballon ! C'est vrai ! C'est l'Exposition !
(Entrée du mitron. Un mitron très 1900, bonnet très haut, et petit panier d'osier sur lequel se dresse une Tour Eiffel de nougat. Le mitron dit, comme un leçon apprise -et en très mauvais acteur.)

LE MITRON. - Ma parole ! J'faisions erreur ! C'est pas le service ! Mon prince m'excusera ! ( Et il tourne les talons. Sur le seuil, il se retourne, admiratif, et dit entre ses dents.) Sensass !!!

( Paul a écouté sa phrase (dialogue de Tartas) avec assez de surprise. )

PAUL. - Je suis mort de faim ! (Il ouvre la porte de l'office. Se ravise.) Comment s'appelle-t-elle, déjà ? Voyons si je m'en souviens. (Il se concentre, fait un violent effort de mémoire.) I... I... Isabelle... Irène... Irma ! (Il pousse la porte. Appelle.) Irma !

(Entrée de Louise.)

Eh ! oui, me revoilà ! Bonjour Irma !

LOUISE. - Irma ? Monsieur reconnaît Irma ?

PAUL. - Ça vous étonne ?

L0UISE. - Ah oui !

PAUL. - Parce que je suis tombé sur la tête ? Vous voyez, elle est solide.

LOUISE. - Si Monsieur me reconnaît, moi, pensez, les autres, ça ira tout seul !

PAUL. - Mais oui. Vous savez, quand on rentre chez soi, tout s'arrange. Même la tête. Vous n'avez pas un peu maigri, vous Irma ?

LOUISE. - Ça se pourrait. A c't'époque, on aimait les rondeurs.

PAUR. - Quelle époque ?

LOUISE. - Ben, j'veux dire avant l'accident de Monsieur. Depuis, la mode a changé.

PAUL. - Ah ? Pour les poitrines, c'est un peu rapide, non ? Enfin ! Et moi, Irma, comment me trouvez-vous?

LOUISE. - Oh ! Sensationnel !

PAUL. - Qu'est-ce que vous avez dit ?

LOUISE. - Je dis que Monsieur est sensationnel !

PAUL. - Ha ! ha ! ha I Joli mot. Sensationnel ! Je le replacerai. ( Montrant sa lèvre rasée. ) Ça me change, hein ? Soyez tranquille, je la laisse repousser.

LOUISE. - Monsieur est très bien comme ça.

PAUL. - Pensez-vous. On me reproche déjà de faire trop gosse ! Vous Irma, vous trouvez que je fais si jeune ?

LOUJSE. - Ben ! C'est difficile de donner un âge à Monsieur !

PAUL. - Ma petite Irma, je voudrais déjeuner, j' ai une faim de cannibale, ce matin.

L0UISE. - Ça se comprend, hein.

PAUL. - Attention chocolat Menier, en tablettes. Petit pain de gruau.

LOUISE - Monsieur a bonne mémoire.

PAUL. - Mais oui ! Elle est en train de me revenir à toute allure, la mémoire. Je vous dis, chez soi, tout s'arrange ! Ce sont les journaux d'aujourd'hui ?

LOUISE. - Oui, Monsieur... Enfin !

PAUL. - Quoi, enfin ?

LOUISE. . - Rien.

PAUL. Vous voulez dire qu'ils racontent toujours la même chose ? Je suis bien de votre avis.

LOUISE. - Et quel joli genre ! (Elle sort.)

PAUL, lisant le journal. - « Premier sourire de l'été. Les Parisiens se sont réveillés sous un ciel d'azur..» Bon sang ! que la vie est belle ! Froufrou, froufrou !
(Entrée du professeur Loriebat.) Tiens ! c'est vous, Professeur ?

LE PROFESSEUR. - On se souvient de l'hôpital, je vois ?

PAUL. - Je pense bien. On m'y a très bien soigné. Mais, vous voyez, Professeur, c'est déjà loin. C'est drôle, il me semble n'avoir jamais quitté la maison.

LE PROFESSEUR. - Tant mieux, mon ami, tant mieux. Excellent, ça.

PAUL. - Mais, dites-moi, Professeur. Comment suis-je venu ici ? Ça, je ne m'en souviens pas.

LE PROFESSEUR. - En ambulance. Mais vous dormiez si profondément qu'on vous a transporté dans votre lit sans vous réveiller.

PAUL. - Moi, vous savez, quand je dors !

LE PROFESSEUR. - Je sais. Est-ce que vous retrouvez tout comme vous l'avez laissé ?

PAUL. - Oh ! oui, oui, rien n'a changé. Dans ma famille on est un peu vieux jeu. Pas de téléphone. Pas d'électricité. Jamais une innovation. Il n'y a que ma lanterne magique que je n'ai pas trouvée.

LE PROFESSEUR. - Ah ?

PAUL. - Dans cette maison, pour retrouver les choses où on les a mises !

LE PROFESSEUR. - C'est égal. Je prends note. Une lanterne magique.

PAUL. - Où sont-ils, tous ? Vous les avez vus ?

LE PROFESSEUR. - Ils attendent votre réveil. Vous allez les voir. Je voulais vous prévenir votre amnésie va de mieux en mieux, mais je dois encore vous suivre. Oh ! plus en ami qu'en psychiatre. Mais enfin, vous me verrez souvent.

PAUL. - Ce sera toujours avec le plus grand plaisir, Professeur.

LE PROFESSEUR. - Merci. Ah ! Les jeunes malades ne sont plus aussi courtois. Hm ! Eh bien, nous allons les appeler. Mais pas tous à la fois, ce serait trop. Qui voulez-vous voir en premier ?

PAUL, avec un tendre sourire. - Titine.

LE PROFESSEUR. - Titine ?

PAUL. - Oui, Titine.

LE PROFESSEUR. - Mais... je n'ai pas vu de Titine. Qui est cette Titine ?

PAUL. - Mais ma charmante petite maman.

LE PROFESSEUR. - Ah ! votre maman ! Ah bon ! Je l'appelle. Titine, c'est gentil.

PAUL. - Dites, Professeur !

LE PROFESSEUR. - Oui ?

PAUL. - Je pourrai bientôt sortir, pas ?

LE PROFESSEUR. - Oh ! Pas encore, mon enfant, pas encore. Ne commencez pas à vous impatienter.

PAUL. - C'est l'Exposition. Je voudrais bien y retourner. Je n'y suis allé qu'une fois.

LE PROFESSEUR. - On en reparlera.

PAUL. - Et puis, je voudrais voir l'Aiglon.

LE PROFESSEUR. - Vous le verrez. Ça, je vous le promets. Peut-être pas avec Mme Sarah Bernhardt, mais vous le verrez !

(Le professeur sort et revient aussitôt avec Mme de Tartas. Bref colloque avant d'entrer.)

LE PROFESSEUR. - De la gaieté !

MADAME. - J'ai peur.

LE PROFESSEUR. - Quoi ? Peur de quoi ?

MADAME.- Qu'il ne me reconnaisse pas !

LE PROFESSEUR. - Allons donc ! Il a reconnu Irma. Et ce n'était pas Irma ! Pensez, vous ! Avec l'air de famille !
( Ils entrent. Elle le regarde, interdite, bouleversée. Lui, naturel, souriant.)

PAUL. - Alors, Titine ? Eh bien, quoi ? Tu ne me reconnais pas ?

LE PROFESSEUR, entre ses dents. Ah si ! Vous, vous le reconnaissez, il ne manquerait plus que ça !

MADAME. - Un fils ! Mais c'est un fils !

PAUL. - Ben, je ne suis pas une fille, non !

LE PROFESSEUR, même jeu. - Madame, je vous en prie !

MADAME. - Vous ne pouvez pas comprendre, Professeur. Vous n'êtes pas mère, vous.

LE PROFESSEUR, même jeu. - Vous non plus, Madame.

MADAME. - Mais si, justement. C'est ce qui est inouï ! C'est un fils que je retrouve ! ( A Paul. ) Vous êtes surpris, Monsieur ? ( Le professeur étouffe un quoi ? ) Pardon ! Je ne sais plus ce que je dis. Mais aussi, tout ça est tellement extraordinaire !

PAUL. - Voyons, ma Titine chérie, je suis guéri. Remets-toi.

MADAME. - Oui, oui. Mais vous comprenez, enfin tu comprends... Tu es si grand !

LE PROFESSEUR. - Hm ! Bon ! Appelons votre frère. Ça ira mieux. Alexandre.

PAUL. - Alexandre ? Il est là ?
(Le professeur fait signe à Didier qui entre. Avant d'entrer.)

LE PROFESSEUR. - Gai ! gai !

DIDIER. - Vous en faites pas .

PAUL. - Ça y est ! Il y est entré ! Tu y es entré ?

DIDIER. - Où ça ?

PAUL. - Eh bien, à Saint-Cyr !

DIDIER. - Ah ! Eh oui.

PAUL. - Bravo, Alex ! Pendant que je faisais le zouave, à cheval, au Bois de Boulogne, toi tu te couvrais de gloire !

DIDIER. - Oh ! Tu sais !

PAUL. - La famille est vengée. L'aîné est un fruit sec qui ne fera jamais parler de lui, mais son frère finira général !

DIDIER. - Oh ! général !

PAUL. - Allons ! Pas de modestie, mon petit Alex ! Tu es magnifique, tu sais, dans cet uniforme. Mais dis ! Tu es toujours bon pour rigoler un coup, avec ton frangin, non ?

DIDIER. - Ça, tu peux compter sur moi ! C'est vrai que c'est un frère ! J'ai un frangin, c' est chouette !

PAUL. - Ben oui, tu as un frère ! Tu m' avais oublié, toi aussi ?

DIDIER. Non, non...

PAUL. - Ha ha ha ! C'est ta queue de rat.

DIDIER . - C'est la nouvelle mode à Saint-Cyr.

PAUL. - Eh bien, avec ça, vous ne ferez pas peur au Kaiser. Remarque, je n'ai rien à dire. Tu as vu ce qu'ils ont fait à l'hôpital ? J'ai l'air d'un acteur. Maman, tu me trouves ridicule ?

MADAME.- Mais pas du tout ! Tu es charmant.

PAUL. Ouais ! Je dois ressembler à ton grand-père !
( Gêne. Puis Didier rigole doucement. )

DIDIER. - Comme dirait Sylvie : elle est bien bonne !

PAUL. - Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?

DIDIER. - Rien. C'est ta tête sans moustache. Mais tu vas voir, tu vas lancer la mode. Pas tout de suite, mais tu verras.

PAUL. Mais au fait, c'est la guerre, non ?

DIDIER. - Quelle guerre ?

PAUL. - Professeur, ça me revient, il n'y a pas la guerre en Afrique ? Je me trompe ?

LE PROFESSEUR. - Non, vous ne vous trompez pas.

DIDIER. - Comment, il sait ?...

LE PROFESSEUR. - Au Transvaal, voyons !

DIDIER .- Ah !

PAUL. - Où en sont-ils, Alexandre ?

DIDIER. - Où ils en sont ? Qui ça ?

PAUL. - Eh bien, les Anglais !

DIDIER. - Ah ! les Anglais ! Oh bien, tu sais, les Anglais on ne sait jamais très bien où ils en sont !...
Ecoute, Victor va-t'en parler. Il suit ça de très près. A Saint-Cyr, c'est surtout la théorie.

PAUL. - C'est vrai ! Victor, je n'y pensais plus !

LE PROFESSEUR. - Où est-il encore passé, celui-là ? ( Il va le chercher.)

PAUL. - Oh ! attends ! Victor, on va le soigner. lui. Il fait assez de blagues aux autres. Tu vas voir.
( Entrée de Charles, suivi du professeur.)

PAUL, hautain. - Monsieur ?

CHARLES. - Ça y est ! Je me suis gourré !

PAUL, éclatant de rire. - Ha ! ha ! ha ! Il a marché ! Je t'ai eu cette fois, vieux farceur. Comment vas-tu, fine mouche ? Eh oui, tu disais toujours « ce casse-cou de Popaul ne fera pas de vieux os ». Eh bien, je suis toujours en vie, faut te faire une raison.

DIDIER. - Elle est encore bien bonne !

PAUL. - Allons, dis quelque chose !

DIDIER. - Oui, dis quelque chose !

CHARLES. - Un neveu ! C'est un vrai neveu !

PAUL. - Ah çà ! Mais c'est vous autres qui aviez des trous de mémoire ! Où est Camille ? (Entrée de Sylvie.) Ma camomille ! Tu ne m'as pas oublié, toi, j'espère ?

SYLVIE. - Non, cousin.

PAUL. - Cousin ? Ça y est, elle aussi elle a des trous ! Popaul, voyons !

SYLVIE. - Ah oui ! Popaul !

DIDIER, à sa soeur, entre ses dents. - Tu aurais pu t'en douter !

PAUL. - La bicyclette, bon, c'est très joli, mais je te préviens, tu peux te préparer à danser, ma camomille. Je ne toucherai plus à un cheval de ma vie, mais pour ce qui est de la valse ! vous allez voir ça ! C'est fou ce que j'ai comme fourmis dans les jambes. (Didier rigole.) Tiens ! On en fait un petit tour tout de suite ! (Il fait marcher le phono ) Allez ! En piste ! A jeun ! On fête mon retour ! ( Il enlace Camille qui le boit des yeux. ) Eh bien, fine mouche ? Fais valser Titine, allons ! Froufrou !Frou frou !..
(Charles invite Madame à danser.)

MADAME. - Il est délicieux !

CHARLES. - Un gosse ! Attention à ma mouche !

PAUL. - Je la trouve épatante, moi, cette valse. Non : sensationnelle ! C'est un mot d'Irma. Pas mal, hein ?
(Entrée du capitaine. Il n'a pas le temps d'ouvrir la bouche. Didier l'éjecte brutalement. Tout le monde respire.)
- D'où sort-il, ce petit père ?

DIDIER. - Oh ! c'est un voisin, un vieux gâteux qui se trompe toujours de maison.

PAUL. - Il est crevant ! On aurait pu l'inviter à danser. Le quadrille ! Ah ! mes enfants que c'est bon ! Vous ne pouvez pas savoir, mais cet accident, ça m'a semblé durer un siècle. Je n'exagère pas !

DIDIER. - Presque pas ! Mâtin ! C'est la meilleure ! ( Entrée de Tartas. )

DE TARTAS. - Alors, mon petit Paul ? Et ton père ?
(Paul s'arrête de danser d'un coup sec, toise de Tartas sans rien dire. Puis, comme Louise est entrée avec le petit déjeuner, il lui prend le plateau des mains et sort dans le parc sans prononcer un mot. Surprise générale.)
C'est bien ma veine ! Je suis le seul qu'il ne reconnaisse pas !

CHARLES. - C'ést toi, finalement, qui t'es gourré de tête !

DE TARTAS. - Pas du tout ! Où est le tableau ? Allez me chercher le tableau.

LE PROFESSEUR. - Pas la peine. Il vous a parfaitement reconnu, voyons.

DIDIER. - Ben tiens ! Seulement, il t'a dans le nez, c'est tout.

LE PROFESSEUR. - Votre fils a raison. Vous êtes fâchés.

MADAME. - Qu'est-ce que vous lui avez fait ?

DE TARTAS. - Moi ? Mais rien !

MADAME. - Oh si ! Je connais mon fils. Pour qu'il vous fasse une tête pareille !

DE TARTAS. - Ah çà ! Vous êtes folle ! Ce n'est pas notre fils. S'il s'est fâché avec son père, ça se passait il y a soixante ans, et je ne vais pas aujourd'hui, moi, Tartas, payer les pots cassés ! Mâtin !
Et m... même ! C'est vrai !

LE PROFESSEUR. - Calmez-vous. Mme de Tartas prend son rôle très au sérieux, on ne peut pas lui en vouloir. En tout cas, voici un fait nouveau du plus haut intérêt : le père et le fils étaient brouillés. Et c'est sans doute pourquoi le jeune Paul a quitté la maison familiale.

SYLVIE. - Tu vois !

DE TARTAS. - Enfin, je s'y suis pour rien, sacrebleu !

DIDIER. Tu n'y es pour rien, mais maintenant tu y es pour quelque chose. Tu es son père. Faudra bien que vous ayez une explication. On est parti pour s'entendre épatamment. On ne va pas vivre dans une atmosphère chargée d'électricité à cause de toi !

MADAME. - D'ailleurs, moi, Hubert, je ne supporterai pas une brouille entre le père et le fils ! Et il est naturel, après la longue maladie dont ce pauvre petit relève, que ce soit vous qui cédiez, mon ami.

DE TARTAS. - Je veux bien céder, mais encore faut-il que je sache ce qu'il me reproche, vingt dieux ! Vous le savez, vous autres ? Quoi ? Ah !

LE PROFESSEUR. - Nous allons le savoir, Monsieur.

DE TARTAS. - Par le capitaine ? Mais s'il n'en a pas parlé, c'est qu'il n'en savait rien lui non plus.

LE PROFESSEUR. - Pas par le capitaine. Par votre grand-père.

SYLVIE. - Ah non ! Ne l'appelez plus grand-père

TOUS. - Oh non ! oh non !

LE PROFESSEUR. - Paul.

DIDIER. - Oui, Popaul.

SYLVIE, regardant par la véranda. - Il a fini de déjeuner.

LE PROFESSEUR. - Je vais le questionner. Vous pouvez tous rester. ( A Tartas.) Sauf vous, naturellement.

DE TARTAS. - Non seulement je ne fous rien dans cette mise en scène, mais encore on m'a collé le sale rôle ! (Fausse sortie. Il fait marcher se petite radio. La radio, speaker : au Vésinet, le cercle de famille...)

LE PROFESSEUR lui saute dessus. - Que j'entende encore cette radio, Monsieur, et je vous la confisque !

DE TARTAS. - Et on m'engueule ! Quelle production ! ( Il sort ) ( Entrée de Paul. )

LE PROFESSEUR. - Vous pouvez entrer, il n'est plus là. Vous êtes fâchés, c'est ça ?

PAUL. - Oui.

LE PROFESSEUR. - A quel sujet, mon petit ? ( Pas de réponse. ) Hein ? ( Même jeu. ) Ça vous gêne de le dire devant tout le monde ?

PAUL. - Oh non ! Mais...

LE PROFESSEUR. - Mais quoi ?

PAUL. - Je ne sais pas.

LE PROFESSEUR. - Vous ne savez pas pourquoi vous êtes fâché avec votre père ?

PAUL. - Non. Impossible de m'en souvenir. J'ai essayé en prenant mon chocolat. Rien à faire. Un trou.

DIDIER, entre ses dents. - On est jolis !

PAUL. - Mais maman va vous le dire.

MADAME. - Moi ?

PAUL. - Oui, Titine, qu'est-ce qui est arrivé ?

MADAME. - Heu... Mon enfant, je voudrais bien te le dire... Mais les hommes, vous êtes si orgueilleux. Alors, quand un père se heurte à son fils. Et puis, ton père est très cachottier. Et toi, comme tu as bon coeur, tu n'as rien voulu me dire pour ne pas me faire de peine... Bref, je ne sais rien. Ce que je puis t'assurer, c'est que ce n'est pas très sérieux... Un petit nuage...

PAUL. - Oh non, je ne m'en souviens pas, mais ce n'est pas un petit nuage. Alexandre, dis-le-nous, toi.

DIDIER, qui oublie que c'est lui, à Charles. - Oui, Alexandre, dis-le. Oh pardon ! Moi ?... Mais c'est que, figure-toi, je n'étais pas au courant non plus. Avec le concours de Saint-Cyr, tu sais... Je suis le premier surpris.

PAUL. - Et toi, Camille ?

SYLVIE. - Moi ? Eh bien, moi, je dois dire, j'ai bien senti un peu de tirage entre toi et papa, mais avec papa... ( Grand coup de coude de Didier.) Quoi ?... Avec papa... (Même jeu.) Quoi ! Ah oui Flûte !

PAUL - Avec papa ?

SYLVIE, s'enlisant. - Eh bien, ce n'est pas comme avec papa. L'autre. Enfin... Oh ! écoute, je ne sais rien moi non plus. Dis-lui, toi, Charles, oncle, papa... Crotte !

DIDIER. - Bravo !

CHARLES. - Ce n'est pas une histoire de fric ?

PAUL. - De quoi ?

CHARLES. - D'argent, je veux dire.

PAUL. - Sûrement pas, je ne lui demande jamais un sou. Je me fiche de l'argent, tu le sais bien. Enfin, à toi, fine mouche, il a bien dû t'en parler tout de même ?

CHARLES. -- Ben tu vois, non !... Je suis tout le temps en vadrouille, n'est-ce pas.

PAUL. - Eh bien, demandons à Irma.

LE PROFESSEUR. - Non, non, pas Irma !

PAUL. - Pourquoi pas ? Ce sont les bonnes souvent qui en savent le plus sur les histoires de famille.

LE PROFESSEUR. - Oui. Mais pas celle-là !

PAUL. - Bon. Tant pis, Professeur, il faut lui demander à lui.

LE PROFESSEUR. - Heu... C'est délicat. J'aimerais mieux que vous vous souveniez vous-même. Ce sera en outre un excellent exercice de remémoration. Tenez. Allongez-vous. Détendez-vous. Et cherchez. Tranquillement. Je vais vous aider. Cette lanterne magique qui a disparu. Ce n'est pas une piste ?


PAUL. - Le cinématographe ? Oh ! ... Remarquez, c'est un de nos grands sujets de discussion.

LE PROFESSEUR. - Ah ! ( Il note. )

PAUL. - Moi je crois en l'avenir de ce truc-là. Pas lui.

MADAME. - Pas lui ? Mais si !

PAUL. - Ah non, Titine ! Il n'y croit pas !

MADAME, foudroyée du regard par le professeur. -Non, non, c'est vrai. Pardon !

LE PROFESSEUR, à Madame. - Notez !

PAUL. - Mais enfin, ce n'est pas à cause du cinématographe, non.

LE PROFESSEUR. - Vous ne vouliez pas faire un voyage auquel il s'opposait ?

PAUL. - Oh ! Je veux en faire tellement de voyages ! Non, ce n'est pas ça non plus.

DIDIER. - Tu veux peut-être t'acheter une automobile ? Une jolie de Dion ?

PAUL. - Oh non ! J'attends la nouvelle Renault deux cylindres qui ne sortira qu'en 1902.

DIDIER, notant. Deux cylindres ! Mâtin !

SYLVIE. - Il trouve peut-être que tu vas trop souvent à Bullier ou au Moulin-Rouge ?

PAUL. - Oh non ! Il sait bien que je ne suis pas un bambocheur.

MADAME, sur le ton d'eurêka. - C'est la télévision !

PAUL. - La.. quoi ? ( Consternation générale. )

MADAME, catastrophée. - La télé...

DIDIER. - Phone. « Le » maman, et « phone ». Téléphone.

PAUL. - Le téléphone ? (Loriebat félicite Didier d'un petit geste et refoudroie Madame.)
Oui, bien sûr, j'aimerais bien qu'on ait le téléphone. Toi aussi, Titine. Mais on ne se fâche pas pour le téléphone.

LE PROFESSEUR. - Qu'est-ce que ça peut bien être ? Cherchez bien.

PAUL. - Je suis fatigué, Professeur.

LE PROFESSEUR. - Alors, ne cherchez plus, reposez-vous. Vous en avez trop fait. Froufrou. La famille. Votre père. La télév... le téléphone ! Quoi ? C'est assez ! Restez là, vous êtes bien. Personne ne vous dérangera.

MADAME. - Et ne pense qu'à ta guérison, mon petit. Tu peux être tranquille, ton père s'inclinera. Parce qu'enfin, il ne faut pas l'oublier, si quelqu'un a voix au chapitre dans cette maison, tout de même, c'est toi !

LE PROFESSEUR. - Bon, ça va, ça va... (il l'entraîne) Vous alliez encore en dire trop, Madame !
( Sortie générale. Paul reste seul en scène, sur la chaise longue. Entrée d'un facteur, une pile de lettres jusqu'au menton. )

LE FACTEUR. - Dérangez pas ! Connais le chemin !

(Il traverse la scène et sort, vers le bureau. Entrée du mitron. Il porte cette fois la Grande Roue en nougatine mais recommence exactement son numéro.)

LE MITRON. - Ma parole ! J'faisions erreur ! C'est pas le service. Mon prince m' excusera !

(Le bras de Didier surgit, saisit le mitron et l'escamote.)

PAUL. - On va manger toute l'Exposition !

( Le facteur revient. Il ne pense pas un instant que Paul peut être l'hiberné. )
C'était des lettres, tout ça ?

LE FACTEUR. - Eh oui ! Et il y a encore une pile comme ça à la Centrale. Heureusement qu'on nous laisse jusqu'au coin de la rue en deux chevaux !
(Le bras de Didier surgit, saisit le facteur et l'escamote.)

PAUL. - Deux chevaux pour porter les lettres. Les affaires marchent !

( Il ferme les yeux. Un temps. Entrée d'Evelyne. Elle aussi est en 1900. Mais on doit la reconnaître sans hésitation. Elle s'arrête sur le seuil, découvrant Paul. Le regarde avec curiosité. Paul, paupières toujours baissées, souriant à un songe, murmure : Hélène ! Puis il ouvre les yeux. Voit Evelyne. Il répète : Hélène ! ... bouleversé. )
( Entrée de Didier. Il n'avancera pas dans la pièce, restant dans le dos de Paul et faisant des signes à Evelyne qui, elle, peut le voir .)

C'est toi, je ne rêvais pas ? Tu étais là et je t'ai vue avant même d'ouvrir les yeux. ( Il se lève, va à elle. ) Hélène ! Je t'avais oubliée ! Toi Comment ai-je pu ? Oh ! Mon amour, pardon ! Tu es là... ( Il veut la prendre dans ses bras. Elle a un mouvement de recul. ) Qu'est-ce que tu as ? C'est parce que je suis rasé ?
( Mais Didier, par gestes impérieux, la supplie d'entrer dans le jeu, et elle s'abandonne.
Pourquoi ne dis-tu rien ? Tu m'as oublié, toi aussi ? Tu n'en aimes pas un autre, il n'y a rien de changé ?

EVELYNE. - Non...

PAUL. - Ah ! Ta voix ! Répète, mon amour : Non, il n'y a rien de changé...
( Nouvelle supplication mimée de Didier )

EVELYNE. - Non, il n'y a rien de changé...

(Remerciement de Didier qui s'efface, rassuré.)

PAUL. - Mon amour. (Il la serre.) Tu sais, je suis guéri, mais c'est la mémoire. J'ai encore des trous. Avec toi, c'est tout un coin qui sort de l'ombre. Seulement, c'est drôle, je t'aime... et je ne vois que ça. Les endroits et les jours, ça ne compte pas. C'est toujours toi. Toi partout.
EVELYNE, touchée. - Oui.

PAUL. - Mais je veux me rappeler, Hélène ! Ces endroits et ces jours ?

EvELYNE. - Oh !

PAUL. - Si. C'est pour moi. Tu ne peux pas savoir quand les souvenirs vous échappent comme on a envie de les rattraper. Aide-moi. Bien sûr, il y a le dimanche du bateau-mouche. Suresnes. Ça, je me souviens. Toi aussi ? Tu as une capeline, qui te fait de l'ombre sur les yeux, et du soleil sur la bouche... Tu souris. Je me dis tiens ! elle a des fossettes !

EVELYNE. - Et c'est vrai, j'ai des fossettes.

PAUL. - Mais oui, tu as des fossettes, elles ne sont pas parties ! Bon ! La rencontre ! Mais après ? Avec toi, toutes les rencontres, c'est toujours la première. Alors, c'est difficile. Aide-moi. Après ?

EVELYNE. - Après ? Eh bien, il y a eu un autre dimanche.

PAUL. - Oui, un autre dimanche, mais où çà ?

EVELYNE. - Où ?... Attends...

PAUL. -Ah ! Je vois, moi. Et je sais pourquoi tu es gênée. Tu étais avec ce vieux monsieur à monocle.

EVELYNE. - Quel vieux monsieur ?

PAUL. - Enfin, la cinquantaine, pour moi, c'est vieux. Mon pauvre amour ! Tu m'as expliqué : quand on n'a, comme moi, ni argent ni santé, l'amour c'est un luxe. Et je t'ai dit : mais que croyez-vous donc que je compte faire de vous ? Et tu m'as répondu ?

EVELYNE. - Je ne sais pas.

PAUL. - Je ne sais pas, c'est ça. Alors, moi je t'ai dit : mais ma femme, parbleu !

EVELYNE. - C'est vrai ?

PAUL. - Quoi ? Je ne t'ai pas dit ça ?

EVELYNE. - Si si... Après ?

PAUL. - Après ? Eh bien, dis-le-moi, toi. Qu'est-ce qu'il y a eu, après ?

EVELYNE. - Tous les autres dimanches...

PAUL. - Les autres dimanches, mais les endroits ?

EVELYNE. - Il y a tellement d'endroits !

PAUL. - Dis-m'en un. Un seul.

EVELYNE. - Eh bien.., nous dansions, non ?

PAUL. - Si nous dansions, tu le demandes. Oh ! Attends ! Je nous revois. La, la, la, la, la, la, la...
La Machiche ! La lère ! la lère ! Tu es toute rose. Et même toute rouge, ma pauvre belle. Et brusquement, très pâle. Tu t'es évanouie... Tu te souviens ?

EVELYNE. - C'est vrai, je m'évanouis facilement.

PAUL. - Le pneu Michelin boit l'obstacle !

EVELYNE. - Pardon ?

PAUL. - La réclame. Je revois la réclame de Michelin. Mais pourquoi sur un arbre ? Robinson !
C'était à Robinson ! Tu ne pouvais pas le dire ? Il faut que je trouve tout tout seul ! (Explosant.) Ah !
Ça y est ! J'ai trouvé !

EVELYNE. - Quoi ?

PAUL. - Pourquoi je suis fâché avec mon père ! C'est à cause de toi ! Il ne veut pas de ce mariage !

EVELYNE. - Il fallait s'y attendre.

PAUL. - Pourquoi fallait-il s'y attendre ?

EVELYNE. - Mais... parce que je suis pauvre et malade.

PAUL. - C'est vrai. « Pas de poitrinaire dans la famille ! » Pff ! C'est à cause de toi ! Attends ! Il faut que je le dise au professeur. Mais, au fait, comment es-tu là, toi ? Tu as fait leur connaissance, et tout s'est arrangé ?

EVELYNE. - Oh ! non, non ! Rien ne s'est arrangé.

PAUL. - Je te connais : tu as su que j'étais sorti de l'hôpital, tu as voulu me voir coûte que coûte ?

EVELYNE. - Oui, c'est ça.

PAUL. - Mais personne ne t'a vue entrer ?

EVELYNE. - Personne, non.

PAUL. - Bon. Alors, écoute-moi. Il vaut mieux que tu repartes.

EVELYNE. - Oui, je crois, oui.

PAUL. - Ce n'est pas la peine d'irriter mon père inutilement.

EVELYNE. - Non.

PAUL. - Après ce qui m'est arrivé, il sera mieux disposé.

EVELYNE. - Oh çà !

PAUL. - Si, si. Vraiment, je crois. Je vais en profiter. Je vais lui parler. Sur-le-champ !
(Réapparition de Didier, que Paul ne peut toujours pas voir.)

EVELYNE. - Ecoute-moi.

PAUL. - Oui !

EVELYNE. - Je vais te faire de la peine. Mais ne crois-tu pas, décidément, qu'il vaudrait mieux renoncer ?

PAUL. - Renoncer à quoi ?

EVELYNE. - A ce mariage.
( Violents gestes de protestation de Didier .)

PAUL, éclatant de rire. - Mon pauvre amour ! Tu voudrais te sacrifier ? Et pour quoi ? Pour qui ? Pour ce barbu antique et rétrograde ?
(Didier applaudit. Puis se recache.)
Non ! Va. File. Et reviens dans une heure. Pas dans trois jours. Pas demain. Pas Ce soir. Dans une heure. Nous sommes jeunes, d'accord, mais la jeunesse, ça ne dure pas toujours.

EVELYNE. - Ecoute...

PAUL. - Non, je ne t'écoute pas. Je t'aime. File.
(Il la pousse vers la porte. Il sort. Mais elle, n'est pas sortie. Bref colloque avec Didier réapparu.)

EVELYNE. - Vous êtes content !

DIDIER. - Très. Le professeur Loriebat est formel : pas la plus petite contrariété. Et, celle-là, aurait été une grosse, convenez-en !

EVELYNE. - Vous l'avez dit aux autres ?

DIDIER. - Oh non ! Ça sera tellement plus marrant si c'est lui qui leur dit. Trouvez pas ? En tout cas, vous avez été très bien. Je vous remercie pour la famille. Je le dirai à papa, tiens !
( Elle sort. Didier sort de son côté. Entrée du professeur et de Paul )

LE PROFESSEUR. - Ne vous agitez pas ainsi. Vous vous êtes souvenu. Parfait ! Alors ?

PAUL. - C'est à cause d'Hélène.

LE PROFESSEUR. - Hélène ? Qui est Hélène ? Quoi?

PAUL. - Ma fiancée. Oui. Pas une petite amie : ma vraie fiancée, ma future femme.

LE PROFESSEUR. - - Votre femme ! Mais oui Sommes-nous bête ! Comment n'y avons-nous pas pensé ? Hélène ! Hélène Fournier !

PAUL. - Elle le sera. Mon père ne veut pas. Parce qu'elle n'a pas le sou, et pas de santé. Seulement voilà : je l'aime. Et je l'épouserai !

LE PROFESSEUR. - - Oui, oui, oui ! Et ce sera la brouille... Le départ. L'aventure, le Pôle. Oui, oui, je vois...

PAUL. - Quel pôle ?

LE PROFESSEUR. - Quoi ? Hmm ! Le pôle d'attraction de votre vie, c'est Hélène !

PAUL. - Comme vous dites ! Alors, je veux parler à mon père. Immédiatement !

LE PROFESSEUR. - Attendez, mon petit, attendez. Parler à votre père, c'est très joli. Vous, vous savez ce que vous allez lui dire. Mais lui, est-ce qu'il le sait ? Quoi ? Laissez-moi le préparer.

PAUL. - Je vous préviens : il est têtu comme une mule.

LE PROFESSEUR. - Il a peut-être changé. On change avec le temps.

PAUL. - Enfin, essayez si vous voulez. Mais que ça ne traîne pas trop. Cet accident m'a encore fait perdre trois mois. Trois mois, ça compte à mon âge !

LE PROFESSEUR. - Oh !... (Fausse sortie de Paul.) Cette Hélène ? Comment est-elle ? Il la connaît ?

PAUL. - Il n'a jamais voulu la voir. S'il dit oui, je la lui présenterai.

LE PROFESSEUR. - Mais oui.

PAUL. - Dans une heure.

LE PROFESSEUR. - C'est ça.

(Sortie de Paul.)
Dans une heure ! Pauvre enfant !

(Il fait un signe par la baie. Tous entrent.)

LE PROFESSEUR. - Un nouveau trou vient de se combler. Un grand trou, Madame !

MADAME. - Lequel, Professeur ?

LE PROFESSEUR. - Sa femme, Hélène. (Entrée séparée de Didier.)

DE TARTAS. - Aïe ! Elle m'a toujours fait peur, celle-là !

DIDIER. - Tu avais raison, papa,

LE PROFESSEUR. - Et c' est a cause d'elle qu'il était fâché avec son père !

CHARLES. - Tiens ! Tiens !

MADAME. - J'espère, Hubert, qu'il n'y a pas là-dessous une histoire de rivalité masculine entre père et fils. (Didier éclate de rire.) Je t'en prie, Didier.

DE TARTAS, riant lut aussi. - Il a raison ! Ma pauvre Edmée, c'est cocasse, vous ne pouvez pas vous mettre dans la tête qu'il s'agit de vos grands-parents. Avec moi, il n'a rien à craindre. A présent, votre ancêtre Fournier, lui, était peut-être un chaud lapin ! Moi je ne garantis rien.

DIDIER. - Elle est bien bonne !
(Didier se tord et Tartas, tout heureux de le faire rire, l'accompagne.)

LE PROFESSEUR. - Non, Monsieur. Si M. Eugène Fournier s'opposait à ce mariage, c'était pour des raisons de santé et d'argent. Alors, voilà. Paul vient de se rappeler. Mais c'est à la période de ses fiançailles qu'il se croit encore. Et il désire parler à son père. Oui, mes amis. Nous voici revenus exactement au seuil de la fameuse scène.

MADAME. - Quelle fameuse scène ?

LE PROFESSEUR. - Celle où le père répéta non. Celle où le fils décida bon. Et boucla ses valises.

DE TARTAS. - Quel film ! Plein de coups de théâtre !

DIDIER. - Et ça n'est pas fini !

DE TARTAS. - Non, ce n'est pas fini. Nouveau coup de théâtre ! Le père était contre le mariage ? Eh bien maintenant il est pour ! Ha ha !

DIDIER. - Bravo, papa.

LE PROFESSEUR. - Bravo, en effet, Monsieur. Car il est évident qu'aujourd'hui il faut donner votre consentement.

DE TARTAS. - Je le donne des deux mains !

MADAME. - Doucement, mon ami. Convient-il de le donner?

DE TARTAS. - Allons bon ! C'est vous maintenant qui allez vous opposer, Edmée ? Un fantôme ! On peut lui accorder la main d'un fantôme.
(Didier rit de plus belle.)

MADAME. - Je n'en suis pas si sûre. Paul a aimé cette femme. Vous allez lui laisser revivre un amour qui ne peut pas revivre. C'est cruel.

LE PROFESSEUR. - Il le faut, Madame. Nous ne pouvons pas lui apprendre qu'elle n'existe pas sans lui révéler du même coup toute la vérité. Alors ?

DE TARTAS Allons, laissez-moi le voir. Et vite. Je me sens inspiré, moi. Silence, on tourne ! Dites-moi, Professeur. Cette Hélène, je la connais ?

MADAME. - Eh bien, c'était ma grand-mère.

DE TARTAS. - D'accord. Dans le film, je veux dire.

LE PROFESSEUR. - Non, vous n'avez jamais voulu la voir.

DE TARTAS. - Bien.

LE PROFESSEUR. - Il doit vous la présenter.

DE TARTAS. - Ça, ça m'étonnerait ! Hein, Didier ?

DIDIER - Hé ! Qui sait ? Qui sait ? Ha ! ha !

MADAME. - Finissez de rire comme ça !

DE TARTAS. - Allons, Edmée. Ne perdons pas le sens de l'humour, ma chère amie. De la gaieté, a dit le professeur. Ce n'est pas un film noir. C'est un film rose, ma chère. Rose comme l'était la vie à cette époque. (Sortie de Madame et de Sylvie.) Vous me l'envoyez, Professeur. Je me chausse. (Sortie du professeur.) Enfin une scène pour moi ! Je me rattrape, allons.

DIDIER. - La plus belle, papa !

(Ils rient encore ensemble. Sortie de Didier.
De Tartas boutonne ses bottines. Entrée de Paul.)

DE TARTAS, dans une attitude de mauvais acteur prêt à attaquer une longue tirade. Il sera de plus en plus volubile. - Alors, tu ne connaissais pas ton père. Si, si tu le connaissais ! Je veux dire, tu ne connaissais pas son caractère. Ne dis rien. Tu es encore fatigué, pas d'effort inutile. Moi, l'ennemi de l'amour ? Moi, de Tartas ! Quoi ? Moi, Fournier, Eugène Fournier, mais natif de Tartas. Oui, tu croyais que j'étais normand, erreur, gascon. Tartas. Les Landes. Passons. On a le temps d'en reparler... Moi, Fournier de Tartas, contre l'amour !
Ah ! On voit que tu ne connais pas mes films. Mes parfums, pardon. Amour, quand tu nous tiens. L'amour en cage. Amour, amour - non, ça c'est de Patou. - Ma pellicule n'est qu'un long ruban d'amour... Hm ! Grâce à mes parfums ! Tous les coiffeurs te le diront. Bref ! La santé ? Est-ce qu'elle m'a arrêté, moi, la santé ? Ta mère n'a aucune santé. Je m'explique pourquoi aujourd'hui. C'est de famille. Les femmes s' en vont de bonne heure dans cette famille. Tu en sais quelque chose. Encore qu'avec les progrès qu'a faits la médecine, ta mère, elle, elle ne se défend pas mal ! Passons !

L'argent ? Quand on m'apporte la Fortune sur un plat, mon premier mouvement est de dire : non. Il faut que ce soient mes enfants qui se traînent à mes pieds ! Papa, prends-la. Et si je la prends, c'est bien pour eux. Pour qu'ils ne meurent pas de faim. On ne peut pas compter sur le cinéma... Tographe.
Non ! Moi, au nom de l'argent et de la santé, je dirais non à l'amour ? Alors, là, oui, la voilà l'utopie ! Oui, je sais, j'avais toujours dit non. Enfin, je ne disais pas oui. Mais j'étais normand, et c'est connu, les normands ne disent ni oui ni non. Mais je suis gascon, et quand un gascon dit oui, c'est oui sur toute la ligne. Tais-toi ! Je sais ce que tu vas me dire. Que je dis oui pour te ménager, et quand tu seras tout à fait d'aplomb, holà je reprendrai ma parole ? Parole de gascon ? Erreur. Je ne pourrai pas. Parce que c'est le normand qui aura donné son consentement, et le gascon, lui, ne pourra plus rien.

Non ! Ne me remercie pas. Oh ! J'ai du mérite. A cause de ta mère. Oui, tu croyais que c'était moi qui étais contre ce mariage, eh bien, figure-toi, c 'était ta mère. Et il a fallu que je la convainque ! Mais ne me remercie pas. Tout ce que je te demande, mon petit, c'est de ne pas oublier. Memento ! Puisque la mémoire te revient ! ... Aujourd'hui, je suis ton père. Tu dois compter avec mon autorité. Demain, c'est toi qui peux avoir plus d'autorité que moi. La roue tourne ! Alors demain, mon petit, père à ton tour, qui sait ? grand-père, peut-être même ! n'oublie pas celui qui fut ton vieux papa et qui, faisant front à toute une famille, t'aura dit : cette Hélène, tu la veux ? Elle est à toi. Qu'elle soit la bienvenue sous ce toit, où tu ne seras pas le seul à l'aimer. Toute la famille l'aimera. Moi en tête.
(A ce moment précis, et comme Peut allait se jeter dans les bras de son père, de Tartas qui, dans une attitude de dignité, a enfoncé noblement sa main droite dans sa poche, est pris d'un affolement subit. Sa main trop nerveuse a tourné par mégarde le bouton de sa radio de poche et une voix invisible s'élève.)
LA RADIO. - TON-SA-VON ! - Pour votre toilette : TON-SA-VON. Pour votre barbe : TON- SA -VON. Pour le bain : TONSAVON. Pour bébé : TONSAVON.
(Stupeur de Paul. De Tartas farfouille fébrilement dans sa poche sans succès. Au contraire, il augmente l'intensité du poste et la voix continue :
Nous savons que TONSAVON est notre savon.
( Mais le cousin Charles surgit, sauvant la situation. Il articule avec exagération, de ses seules lèvres, sans parler, et c'est de lui, pour Paul, que semblent venir les paroles du speaker. Tandis que de Tartas, lui, s'acharne à trouver le bouton. )
Depuis que TONSAVON est notre savon, nous recevons les savons de papa et les savons de maman avec le sourire...
Soudain, Paul éclate de joie et d'admiration.)

PAUL. - Ventriloque ! Il est ventriloque ! Où as-tu appris ?

LA RADIO. - Mon savon est TONSAVON, et TONSAVON sera votre savon. Mon, ton, son. Mes, tes, ses. Notre, votre, leur. Nos, vos leurs.

( Chartes finit par prendre Tartes aux épaules, le pousse dehors, et achève se mimique en même temps que la voix du speaker s'éteint...)

PAUL. - Mirobolant ! fine mouche ! Mais il ne me passait pas un savon ! Il me disait oui. OUI !

CHARLES. - Oui ! Eh bien je t'assure que lui, il va s'en faire passer un, savon ! ( Il sort.)

PAUL, seul en scène, radieux. - Tout ! J'ai tout ! ( il se retourne. Evelyne vient d'entrer.) Hélène ! Tu étais là ?  Tu as entendu mon père ? ( Elle fait oui. Il la prend dans ses bras. La serre sans rien dire. Puis, le regard soudainement lointain. ) C'est curieux. Figure-toi, j'ai fait un rêve. Ça m'est revenu pendant qu'il me parlait... J'avais une scène avec lui. Comme à présent. Mais ça ne se passait pas du tout comme ça. Il disait non. il me chassait. Et nous partions. Loin. En Amérique. Au Canada... Un drôle de rêve.

EVELYNE. - Oui...

( Il lui prend le visage entre ses mains. L'embrasse longuement sur la bouche. Entrée de Mme de Tartas. Elle s'arrête, interdite, voyant les jeunes gens enlacés. A un sourire bienveillant. Fait de grands signes vers la coulisse. Entrée de Tartas, qui s'éponge encore le front. Il s'avance un peu dans la pièce, lui, pour découvrir quelle femme Paul peut bien embrasser. Paul dénoue son étreinte. Voit son père. De Tartas reconnaît Evelyne. )

PAUL. - Papa ! Je te présente Hélène.

fin acte deux

debut acte 3

ACTE I I I

En scène, Charles, Didier, Sylvie.
Charles et Syivie, assis à une table, des piles de lettres devant eux, écrivent sans arrêt. Didier, lui, fait marcher le phono.

SYLVIE. - Didier ! Tu ferais mieux de nous aider.

DIDIER, arrêtant le phono. - Non ! Depuis que Mlle Evelyne est devenue Hélène, et qu'au lieu de répondre aux lettres de Paul, elle répond à ses baisers, on nous a collé son boulot. Moi, je ne marche pas. Mâtin !

CHARLES. - Ah ! oui ! Vivement qu'on revienne en 57 !

DIDIER. - C'est cette mouche qui t'embête.

CHARLES. - La mouche, ce n'est rien ! Mais il me demande tout le temps de refaire le ventriloque, tu comprends !

DIDIER. - Evidemment. Ceci dit, remets-la, ta mouche. C'est imprudent.

CHARLES. - Il hiberne !

DIDIER. - Oui. Mais depuis que l'amour l'a réchauffé, il hiberne de moins en moins, tu remarqueras. Bientôt, il se contentera comme tout un chacun de ses huit heures de sommeil. Et d' ici à ce qu'il fasse de l'insomnie, y a pas loin ! Ah l'amour !

SYLVIE. - Tu crois qu'il l'aime ?

DIDIER. - Qui ? Hélène ? Ah ! ma petite !

SYLVIE. - Non, Evelyne.

DIDIER. - C'est pareil.

SYLVIE. -On n'aurait jamais dû lui laisser croire ! Papa d'ailleurs a tout de suite regretté d'avoir donné son consentement.

DIDIER. - Ah ! ça. Il l'a regretté ! Mais papa, lui, qu'est-ce que tu veux, c'est sa secrétaire.

SYLVIE. - Une secrétaire, ça se remplace.

DIDIER. - Elles sont plus ou moins douées.

SYLVIE. - Moi, j'espère bien qu'il lui en voudra. Qu'il se mettra à la haïr comme une aventurière. Qu'elle est, d'ailleurs.

DIDIER. - Eh là ! Aventurière ! Très 1900 !

SVLVIE. - Une cocotte et une gourgandine !

DIDIER, regardant dans le jardin. La voilà ! Et attention ! Elle sera peut-être un jour notre arrière-grand-mère .

(Entrée d'Evelyne. Ou, plutôt, entrée de Tartas. Car juste avant qu'elle n'entre, elle, lui, qui guettait, fait irruption, il houspille ses enfants et Çharles.)

DE TARTAS. - C'est ça ! Etalez-vous bien, vous autres ! S'il descend et qu'il fourre son nez dans ces lettres, on aura bonne mine ! Allez ! Dans mon bureau. Et en vitesse. Charles ! (Il lui tend sa mouche qui traînait.)

CHARLES. - Ah ! cette mouche ! quelle barbe !

DE TARTAS. - C'est le plus petit modèle, ne te plains pas.
(Sortie des trois. Comme Evelyne allait les suivre.)

DE TARTAS. - Doucement, mignonne. Voilà huit jours que sous un prétexte ou sous un autre, tu me files entre les pattes. Stop ! Je ne sais pas si tu te rends compte, Evelyne, du supplice que j'endure depuis huit jours.

EVELYNE. - Pourquoi un supplice?

DE TARTAS. - Oh ! Je sais ! Pour toi, il faut le reconnaître, ça n'a pas l'air d'un très grand supplice.

EVELYNE. - Nous jouons des rôles. Tous. Ce n'est pas moi qui ai choisi le mien. C'est même toi qui as insisté.

DE TARTAS.- Oui. Mais quand j'ai allégrement donné mon consentement, je croyais que c'était un fantôme,moi. Si on m'avait dit que le fantôme c'était toi !   Et que je devrais m'attendrir et m'extasier: «Regardez-les, les tourtereaux ! Croyez-vous qu'ils sont chou ! Quels amours ! » Pendant que tu te pâmes dans les bras de ce vieillard ! Car tu oublies son âge !

EVELYNE. - 25 ans?

DE TARTAS. - Et le pouce ! Vous, les femmes, vous ne voyez que les apparences. Mais, enfin, les dates sont là : 1875, 1957. Calcule.

EVELYNE. - Tu m'as toujours dit que chez un homme l'âge ne comptait pas.

DE TARTAS. - D'accord. Mais 82 ans, tout de même !

EVELYNE. - Il les porte bien, reconnais-le.

DE TARTAS. - Plaisante maintenant. Je t'assure que j'ai le coeur à plaisanter, moi. Bon. Je ne te fais pas une scène de jalousie. On ne peut pas être jaloux d'un monstre. Seulement, ce monstre, ne l'oublie pas, est le grand-père de ma femme. En outre, et surtout, c'est un bien national et même international, dont j'ai le dépôt, moi, Tartas. Alors, j'oublie tout le reste. Je m'élève au-dessus de mes petits sentiments personnels. Je me transcende. Pour ne penser qu'à lui : Primum, l'hiberné. Parce qu'il faudra bien, et plus vite que tu ne crois, lui apprendre la vérité, l'âge qu'il a. Et qui tu es. Tu n'y penses guère, toi, à ce moment crucial ?

EVELYNE, ambiguë. - Tu crois ?

DE TARTAS. - Alors, pourquoi te conduis-tu de la sorte ?

EVELYNE. - Enfin, qu'est-ce que tu me reproches ?

DE TARTAS. - D'être trop gentille avec lui !

EVELYNE. - Je suis sa fiancée oui ou non ?

DE TARTAS. - Oui, mais une fiancée de 1900. Une marguerite dans les cheveux, avec des pudeurs ex-quises, et qui se laisse arracher on rougissant un baiser sur le front entre deux parties de jeu de grâces. Toi, tu me joues ça en petite pin-up du café de Flore ! Je sais ce que je dis. Et ce que je vois. Hier encore, je vous ai surpris dans un baiser qui faisait bien ses cent mètres de pellicule. Et sur le banc qui est tout près de la rue. Devant toutes les religieuses !!!

EVELYNE. - Qu'est-ce que tu veux ! Quand sur deux acteurs, il y en a un qui ne l'est pas.

DE TARTAS. - Où veux-tu en venir ? Dis ?

EVELYNE. - Moi ?

DE TARTAS. - Oui. L'hiberné, c'est la fortune ? Ce n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde.

EVELYNE. - Mon pauvre vieux ! Tu es toujours ridicule, c'est ce qui t'empêche d'être ignoble. Tu t'élèves. Tu te transcendes. Primum, l'hiberné. S'il m'aimait à fond, ce serait grave pour lui. Et pour toi, surtout. Et moi ? Tu te moques bien de moi dans cette histoire. Une petite intrigante. Quand on est la maîtresse de Tartas, j'avoue. Et si je me mettais à l'aimer, moi ? Voyons ? Suppose. Qu'est- ce qu'il m'arriverait ?(Entrée de Madame.)

MADAME. - Ah ! Vous êtes là, Mademoiselle. Et avec mon mari. C'est parfait. J'attendais assez ce moment de vous voir seuls tous les deux.

DE TARTAS. - Ah ! oui ? Pourquoi donc, chère amie ?

MADAME. - Eh bien ! pour vous dire que j'ai enfin découvert la vérité.

DE TARTAS. - Ah ! Poh ! Une tuile n'arrive jamais seule. Seulement, ma pauvre Edmée, à quel moment ouvrez-vous les yeux ? Au moment précis où justement mademoiselle m'échappe !

MADAME. - Quoi, Mademoiselle, vous ne voulez plus jouer votre rôle auprès de Paul ?

DE TARTAS. - Attendez, Edmée, attendez. C'est la vérité au sujet de Paul, ou à mon sujet ?

MADAME. - A votre sujet ? Pourquoi à votre sujet ?

DE TARTAS. - Ah ! bon !

MADAME. - Excusez-moi, Hubert, mais pour une fois, dans cette maison, il y a quelqu'un de plus intéressant que vous mon ami, puisque l'avenir de l'humanité entière est lié à lui : c'est Paul.

DE TARTAS. - Mais je ne dis rien ! La vérité sur Paul ! Parfait ! Nous vous écoutons.

MADAME. - Son sort me préoccupe de plus en plus. Il s'enracine chaque jour davantage en 1900. J'ai peur que la méthode du professeur Loriebat ne soit une arme à double tranchant. Et qu'il soit en fin de compte plus dangereux pour lui d'accéder à notre époque après avoir retrouvé toutes les habitudes de la sienne.

DE TARTAS. - Je suis comme vous ! Au début, ce film m'enthousiasmait. Je déchante ! D'abord, moi, je voyais cinq, six semaines de studio, pas plus. Sans compter d'importantes modifications au scénario sur lesquelles je ne suis pas du tout, mais pas du tout d'accord. Bref !

MADAME. - Je ne suis pas un psychologue, mais je suis femme. Et je crois dans les vertus de notre sexe pour simplifier les complications de la psychologie. Y croyez-vous, vous aussi, Mademoiselle ?

DE TARTAS. - Aux vertus de son sexe ? Bien sûr, elle y croît ! Ce ne sont peut-être pas les mêmes que les vôtres, mais ce sont des vertus tout de même !

MADAME. - C'est ce que je me dis. Et c'est pourquoi, Mademoiselle, c'est de vous que j'attends le salut de mon fils.

DE TARTAS. - Quoi ? Didier, à présent ?

MADAME. - Mais non : Paul.

DE TARTAS. - Elle recommence ! Edmée, par pitié, redescendez sur terre, sacrebleu ! Votre fils n'est pas votre fils et sa fiancée n'est pas sa fiancée !

MADAME. - Laissez-moi parler. Je ne connais pas votre vie, Mademoiselle, et je ne sais pas si votre coeur est libre ? L'est-il, Mademoiselle ?

EVELYNE. - Tout dépend de ce qu'on entend par coeur, Madame.

MADAME. - Cette réponse me plaît et me prouve qu'il est libre.

DE TARTAS. - Vous allez un peu vite, Edmée !

MADAME. - Entre femmes, on se comprend très vite, mon ami. Mademoiselle m'avouera volontiers, à moi, certaines choses qu'elle n'oserait pas vous dire à vous.

DE TARTAS. - Certaines ! Ça, c'est possible, pas toutes ! Certaines !

MADAME. - Paul est beau, jeune, charmant, toujours gai, d'une politesse exquise. Un passé d'avenir. Enfin, un garçon tout à fait exceptionnel.

DE TARTAS. - Ah ça I Exceptionnel, il l'est !!!

MADAME. - Quelle jeune fille ne rêverait pas d'être aimée de lui ? Moi, si je ne me sentais pas sa mère et si je n'étais pas sa petite-fille, je tomberais amoureuse de lui sur-le-champ.

DE TARTAS. - Merci !

MADAME. - Alors, écoutez, Mademoiselle, épousez-le.

DE TARTAS. - C'est ça ! Et moi je deviens parfumeur ! Notre fille, celle de Charles. Et Didier entre à Saint-Cyr ! Comme ça, la réalité s'effacera complètement devant la fiction. Et c'est moi l'utopique !

MADAME. - Oui, c'est vous. Parce que moi, Hubert, je ne pense qu'à ça, justement.

DE TARTAS. - A quoi ?

MADAME. - Au passage de la fiction à la réalité. A l'heure où Paul apprendra, le monde se dérobera sous ses pieds. Le monde entier. Sauf une femme. Sa femme. Elle sera sa bouée de sauvetage. Vous dites, les hommes, que les femmes vous rendent fous. Mais c'est la vie compliquée d'aujourd'hui qui vous rend fous, et l'amour d'une femme, souvent, qui vous empêche de le devenir tout à fait.

DE TARTAS. - Eh bien ! ce n'est pas mon cas ! Vous, Edmée, vous pouvez vous vanter de me rendre vraiment fou ! Fou furieux !

(Entrée du professeur.)

LE PROFESSEUR. - Quoi ?

- DE TARTAS. - Non, n'ayez pas peur, vous ! C'est moi qui deviens fou furieux, Professeur ! à cause de ma femme. Vous ne savez pas sa dernière trouvaille ? Que Mademoiselle épouse mon fils.

LE PROFESSEUR. - Didier ?

DE TARTAS. - Non Paul ! Ça y est, moi aussi ! Quand je vous dis que je deviens fou !

LE PROFESSEUR. - Je vous trouve en effet de plus en plus surexcité. Calmez-vous, Monsieur. Ce serait la solution idéale.

DE TARTAS. - Quoi ?

LE PROFESSEUR. - Nous ne pouvons pas indéfiniment vivre en 1900. Qui, mieux que Mademoiselle
peut le préparer à la grande révélation, elle qui a la chance d'être aimée de lui ?

MADAME. - Voilà ! Les psychologues et les femmes se rencontrent.

DE TARTAS. - Les psychologues disposent à leur aise des femmes des autres !

LE PROFESSEUR. - Quoi? Mademoiselle est mariée ?

DE TARTAS. - Non ! Et je la connais, elle est ma secrétaire depuis assez longtemps, elle ne tient pas à le faire !I Ou, Si elle se marie, ne vous vexez pas, Edmée, ce sera avec un garçon normal, et pas avec une sorte de phénomène, un amnésique de Korsakoff, qui tient à la fois de la marmotte, de la chauve-souris et du requin-pèlerin !

LE PROFESSEUR. Si vous présentez les choses à Mademoiselle sous un jour aussi sombre, n'en parlons plus.

EVELYNE. - Professeur, quel avantage voyez-vous à ce que je devienne sa femme ?

LE PROFESSEUR. - Celui-ci : c'est que vous le seriez déjà.

DE TARTAS. - Je ne comprends pas ! Elle non plus, d'ailleurs !

MADAME. - Moi, je crois comprendre.

DE TARTAS. - Vraiment ?

MADAME. - Le professeur verrait encore plus loin que moi.

DE TARTAS. - Plus loin ? Fichtre ?

MADAME. - Se mariant avec Paul, Mademoiselle n'aurait plus à jouer le rôle d'Hélène. Elle pourrait le vivre vraiment. Sincère. En vraie fiancée.

LE PROFESSEUR. - Et rien ne l'empêcherait d'être sa femme dès à présent. Comme elle l'était autrefois.

MADAME. - Et de l'apprendre à Paul, qui lui ne s'en souvient plus, le pauvre petit.

DE TARTAS. - Mais comment donc ! On lui rafraîchirait la mémoire. Tu sais ! Nous sommes mariés. Et vous savez ce qui se passera, entre eux ?

LE PROFESSEUR. - Le stimulus de facto .

MADAME. - Le stimulus ...?

DE TARTAS. - De facto ! Il sera mis devant le fait accompli. Et nous aussi. En latin. Mais ça n'arrange rien ! Nous tombons de Charybde en Scylla ! Sa fiancée ! Sa femme ! Sa maîtresse, maintenant ! Protestez, Evelyne ! Je vous en prie, protestez. C'est votre droit !

EVELYNE, perdue. - Ah I je ne sais plus ! Mon droit ! Je ne me sens plus aucun droit ! C'est une affaire mondiale ! C'est trop pour mes épaules... C'est trop !...

MADAME. - Ça y est ! Elle va s'évanouir !

DE TARTAS. - Voilà !

VOIX DE PAUL. - Froufrou ! Froufrou !

DE TARTAS. - Et l'autre qui déshiberne ! (Evelyne s'évanouit.) Vous êtes contents !Dans mon bureau ! Vite ! De l'air ! De l'air pur ! Elle en a besoin !!! ( Le professeur et Madame emportent Evelyne évanouie .)

LE PROFESSEUR. - Enfin, qu'est-ce qu'il a ? C'est pourtant un très beau parti pour cette fille.

MADAME. - Pour elle, oui, mais pour Paul, avouez... Je comprends que mon mari soit déçu ! ( Ils sortent du bureau.)

DE TARTAS, seul. - Basta ! Basta ! Basta ! (Entrée de Louise qu'il ne voit pas.) Tartas, à toi, mon gaillard ! Si tu te laisses faire, ce soir même, tu seras cocu. Toi, un cadet de Gascogne ! Qu'est-ce que vous fichez ? Toujours sur mon dos, vous ! Tenez ! Filez avec eux ! Et qu'on ne me dérange pas ! Personne ! Sous aucun prétexte ! Compris ?
(Sortie de Louise. Entrée de Paul.)
On se jette à l'eau ! (Paul approche.)

PAUL. - Bonjour, papa.

DE TARTAS. - Bonjour, mon petit. Alors, comment te sens-tu aujourd'hui ?

PAUL. - Très bien, papa, très bien. Tu vois, je ne dors plus beaucoup.

DE TARTAS. - En effet, dix-huit heures. Pour toi, ce n'est rien.

PAUL. - Eh non ! Je crois vraiment que je redeviens tout à fait normal. Hélène n'est pas là ?

DE TARTAS. - Non. Hélène n'est pas là. On s'y jette !

PAUL. - L'Exposition nous amène de bien pittoresques personnages. Je viens de voir, passer une jeune femme avec les cheveux plus courts que moi, des culottes de coureur pédestre et des sandales de bénédictin.
DE TARTAS. - Dans cette rue ?

PAUL. - Oui, oui, il faut dire qu'elle s'est fait embarquer par un sergent de ville ! Ça n'a pas été
long !

DE TARTAS. - Ah bon ! D'ailleurs, maintenant... A l'eau !

PAUL. - Je me demande de quel pays elle pouvait bien être.

DE TARTAS, très naturel. - Mais de Paris. (Paul le regarde un peu étonné.) Mon petit, j'ai à te
parler. Tu es courageux, tu l'as prouvé. Tu as une constitution solide, tu l'as prouvé aussi. Tu redeviens tout à fait normal, tu viens de le dire. Alors, voilà, moi je me jette à l'eau. Après tout, flûte ! Je suis ton père. Ça n'aura qu'un temps. J'en profite. Je te dis tout. De deux choses l'une ou tu le prends bien, et l'utopique triomphera, une fois de plus ! Ou c'est le professeur Loriebat qui avait raison et alors, que veux-tu, on te resoignera. Tu seras encore mieux dans une maison de santé, bien au chaud, que de l'endroit d'où tu venais ! Quoi ?

PAUL. - Je t'écoute. C'est au sujet de mon accident ?

DE TARTAS. - Oui. Enfin, des suites de ton accident. On te cache quelque chose de grave. De grave,note, est-ce tellement grave quand on y réfléchit ? Moi je sais que je serais dans ton cas, ma foi, je prendrais la chose plutôt bien. Il est vrai que moi je connais à fond tous les avantages de ta situation. Il est certain que toi, pour la réaliser, tu dois faire appel à tout ton sang-froid. Non, je ne dis pas ce mot pour faire une plaisanterie. D'ailleurs, tu ne la comprendrais pas et elle serait de mauvais gout. Passons !

PAUL. - Quelle plaisanterie ?

DE TARTAS. - Non, non, je n'ai rien dit. Remarque, si tu le prenais en riant, ce serait parfait ! Et qui sait, pourquoi n'en rirais-tu pas ? Tu es d'un naturel gai. Tu as gardé de ton époque, enfin de l'époque de ta jeunesse, de ta première jeunesse, cette insouciance, ce goût de la blague. Et tu as raison. Rien ne vaut le rire. Tout est tellement risible ! La Nature donne l'exemple. On ne sait jamais si elle vous propose un sombre drame ou la farce la plus énorme. Tiens, suppose... Non, ne suppose rien du tout. N'allons pas plus vite, que les violons ! Voyons ! Par quel bout m'y prendre ? Ce n'est pas commode, tu sais. Si peu commode que personne n'ose s'y aventurer et une fois de plus, si je ne mets pas la main à la pâte, moi de Tartas-- Fournier de Tartas, mais plus pour longtemps, bientôt deTartas tout court -- nous n'en sortirons jamais ! Voyons ! Le Pôle Nord. Essayons le Pôle Nord. Concentre-toi bien. Le Pôle Nord, ça ne te dit rien ?

PAUL. - Comment ça ?

DE TARTAS. - Tu n'es jamais allé au Pôle Nord ?

PAUL. - Quel Pôle Nord ? C'est un café-concert ?

DE TARTAS. - Mais non ! Le Pôle Nord. Le Pôle ! Tout à fait au sommet du globe, tu vois bien ! Il n'y en a pas deux ! Enfin, si, mais l'autre, c'est le Pôle Sud !

'PAUL. - Le Pôle Nord Pôle Nord ?

DE TARTAS. - Oui. Le vrai, oui.

PAUL. - Eh bien ?

DE TARTAS.. - Tu ne te souviens pas d'y être allé ? ( Un instant de stupeur chez Paul. De méfiance aussi. Puis franc éclat de rire.)
Tu ris. Mais c'est un peu tôt, pour rire.

PAUL. - Excuse-moi, papa ! Mais vraiment, c'est rigolo ! Tu m' annonces une révélation grave sur mon accident, tu y mets toutes les formes, tu m'intrigues, je me pose cent questions, et tu finis par me demander si je n'ai jamais été au Pôle Nord ! Avoue !  Tu es encore devenu plus blagueur que Victor, tu sais !

DE TARTAS. - Ouais ! C'est mal parti. Laissons le Pôle. Ah ! Ce n'est pas commode. Je voudrais les y voir, les autres ! Grande mise en scène, costumes d'époque, figuration, charbonniers, tout le tremblement, et après, débrouille-toi, Hubert ! ... L'hôpital, tiens ! Tâtons de l'hôpital. Combien de temps crois-tu être resté à l'hôpital ?

PAUL. - Longtemps, je sais.

DE TARTAS. - Oui, mais combien ? Pas à l'hôpital même, d'ailleurs. Combien de temps crois-tu qu'il s'est écoulé depuis ton accident ?

PAUL. - Trois à quatre mois.

DE TARTAS. - Trois à quatre mois. Eh bien ! ce n'est pas vrai ! Il s'est écoulé beaucoup plus de temps que ça. Beaucoup, beaucoup plus de temps !

PAUL. - Combien ?

DE TARTAS. - Eh bien... Oh ! tu vas sauter, je te préviens !

PAUL. - Mais non. Dis-le-moi.

DE TARTAS. - Eh bien cinquante... Non ! C'est inutile, tu ne marcheras pas !

PAUL. - Quoi ? Cinquante semaines ?

DE TARTAS. - Non, non...

PAUL. - Pas cinquante mois, tout de même ?

DE TARTAS. Non, pas cinquante mois.

PAUL, haussant les épaules. - Cinquante ans, alors ?

DE TARTAS. - Mais...

PAUL. - Mais quoi ?

DE TARTAS. - Oh ! Rien ! Cinquante ans, c'est ridicule, je me rends compte. Ah ! c'est très joli de se jeter à l'eau, mais il faut nager après. Voyons, voyons. Raisonnons. Le temps. Oui, dans le fond, tu as raison, le temps, on s'en fout ! C'est ce qui s'est passé qui compte. Que demande un grand malade, un voyageur ou un prisonnier en rentrant chez lui ? Alors, quoi de neuf ? Eh bien ! je vais te le dire, moi, ce qu'il y a de  neuf !

PAUL. - Je veux bien. Mais dans Le Gaulois, j'en ai déjà appris un bout.

DE TARTAS. - Le Gaulois, tu sais...

PAUL. - Oui, il faut en prendre et en laisser.

DE TARTAS. - Il faut surtout en laisser. Enfin, tu vas voir. Tu te rappelles qu'il y avait du tirage avec l'Allemagne ? Depuis 70, ce n'était pas ça ?

PAUL. - Quel rapport avec mon accident ?

DE TARTAS. - Attends, attends ! Ne t'impatiente pas, nous avons tout le temps ! Eh bien ! ça a fini par craquer, avec l'Allemagne. Oui, mon petit. La guerre a éclaté !

PAUL. C'est ça ? Nous sommes en guerre avec l'Allemagne, et on n'ose pas me dire que je dois partir ?

DE TARTAS. - Non, non, tu ne dois pas partir, rassure-toi. De toute façon, tu n'es pas mobilisable. La guerre a éclaté, mais il y a belle lurette que c'est fini !

PAUL. - Qu'est-ce qui est fini ?

DE TARTAS. - La guerre. La guerre de 14.

PAUL. - De quatorze quoi ?

DE TARTAS. C'est comme ça qu'on l'appelle. Parce qu'il y a eu l'autre. Celle de 40. Qui est finie aussi, d'ailleurs. Toujours avec l'Allemagne. Au début. Parce que toutes les nations, finalement, sont entrées dans la danse. Et pour cinq ans à chaque coup !

PAUL. - Tout ça pendant que j'étais malade ?

DE TARTAS. - Eh oui ! Ah çà ! Il faut bien te dire que tu as raté beaucoup d'événements. Beaucoup, beaucoup, beaucoup...

(Paul qui avait déjà donné des signes de méfiance regarde de Tartas avec une nette suspicion. Si nette que celui-ci renverse tout d'un coup ses batteries.)

Oui ! Je ferais mieux de te dire carrément les choses, je vois ça. Sinon, c'est moi que tu vas prendre pour un fou, je le sens. Voilà. Tu n'as pas eu d'accident de cheval. Tu es parti pour le Pôle Nord, un beau jour. C'est pourquoi je te parlais du Pôle, tout à l'heure, tu comprends ? Un coup de tête. Seul ton père pourrait nous dire pourquoi, mais je ne suis pas ton père. Pas plus que ta mère n'est ta mère. Et Alexandre et Camille, qui ne s'appellent pas comme ça, d'ailleurs, sont tes arrière-petits-enfants. Ça te semble bizarre ? Tu te dis : à 25 ans, grand-père ! Seulement voilà - et c' est ici mon petit qu'il te faut avoir du cran - tu n'as pas 25 ans, tu en as 82.

( Entrée de Didier. Baie de l'escalier. De Tartas ne peut pas le voir. Comme dans la scène du II, où il faisait des signes à Evelyne, sans être vu de Paul, c'est maintenant à Paul qu'il peut faire des signes sans être vu de de Tartas. A Paul qui écoute, ahuri, se demandant de toute évidence si son père n'est pas devenu fou. Et qui n'aura aucune peine à croire Didier lorsque celui-ci se frappant d'un toc-toc classique sur le front lui fera signe qu'il ne faut pas le contrarier. )

Ne t'affole pas non plus. Au fond, tu as 25 ans tout de même. Tu n'as qu'à te regarder dans une glace. C'est à peine si tu les fais. Et c'est ce qui compte. On a l'âge de ses arteres, que diable ! Et la vie est belle, pour toi, cristi ! Ne te frappe donc pas, et ne t'accroche pas à cette Hélène, qui est morte, d'ailleurs. Tu as les vivantes. Toutes les vivantes. Et pas les femmes de 80 ans, non ! Pas fou ! Fini, celles-là ! Les tendrons ! Des filles dont les mères n'étaient pas nées quand toi lu étais déjà en âge de faire la cour à leur grand-mère. Et qui me considèrent moi, ton petit-fils, comme un vieux schnoque ! Veinard ! Alors, fiche la paix à Evelyne. Avec le nom que tu as, mondialement connu, à toi les femmes, à toi l'amour, et la fortune, tout, et souviens-toi tout de même à ce moment-là que tu as été mon fils.
(Echange de regards expressifs, pleins d'une commisération voilée entre Didier et Paul. De Tartas se méprend sur la nature de l'étonnement de Paul.)

Oui, c'est un peu confus ?

PAUL, avec une grande douceur. - Mais non, mais non. Continue.

DE TARTAS. - Tu... commences à saisir ton cas ?

PAUL. - Mais oui, mais oui. C'est très intéressant.

DE TARTAS. - C'est tout ? Ça ne te paraît pas plus extraordinaire que ça?

PAUL, ton condescendant. - Enfin !
(Didier félicite Paul de son attitude, l'encourage à continuer et disparaît.)

DE TARTAS. - Celle-là, par exemple, elle est raide ! Imbécile que je suis ! Je ne t'ai pas dit le principal ! Si tu ne sais pas, évidemment, ce qui s'est passé au Pôle Nord, tu peux être sceptique ! Tu ne te souviens toujours pas de ce que tu es allé y faire ?

PAUL, poli. - Au Pôle Nord ?

DE TARTAS. - Oui.

PAUL.- Je suis désolé, crois-le bien. C'est si loin, n'est-ce pas !

DE TARTAS. - Eh oui ! Eh bien, je pense, enfin les savants pensent que, face à la mort, tu t'es bourré de morphine et de whisky.

PAUL. - Ah !

DE TARTAS. - Ton organisme a fait à ce moment des réserves prodigieuses. Il ne te restait plus qu'à trouver de la glace.

PAUL. - Pour le whisky.

Dx TARTAS. - Eh oui. La glace, ce n'est pas ce qui manque dans ce coin-là !

PAUL. - Eh non !

DE TARTAS. - Tu étais sauvé. Tu as pu piquer un bon petit roupillon, tranquille, qui a duré... tiens-toi bien !

PAUL. - Je me tiens.

DE TARTAS. - Cinquante-six ans.

PAUL. - Seulement?

DE TARTAS. - Ça ne te suffit pas ?

PAUL. - Si, si. Cinquante-six ans. C'est pas mal.

DE TARTAS. - Et voilà. Tu comprends tout, maintenant !

PAUL. - Ah ! Très bien. Très bien, tu vois. ( Bref passage de Didier, dans le fond, qui se tirebouchonne de rire.)

DE TARTAS. - Et c'est tout l'effet que ça te fait ?

PAUL. - Ben, maintenant que je suis réveillé, qu'est-ce que tu veux, faut se faire une raison, pas ?

DE TARTAS. - Il est formidable ! Ça, mon petit, chapeau, comme dit Didier ! Tu es for-mi-da-ble !

PAUL, modeste. - Oh !

DE TARTAS. - Ah ! C'est les autres qui vont en faire une tête ! L'utopique ! Pourquoi pas le fou

PAUL. - Oh ! Ns ! Ns !

DE TARTAS. - C'est comme ça, mon petit ! Je sens bien que dans cette maison il y a des moments où on me prend pour un fou. Ah ! Ça va être un plaisir, maintenant, de tout t'apprendre ! Car tu te doutes qu'en cinquante-six ans, il s'en est passé des choses !

PAUL. - Ben, j'imagine !

DE TARTAS. - Les guerres, ce n'est pas tout ! Il y a la science. La science, dont tus es une preuve vivante. Ah ! Un mot!

PAUL. - Ah! ah! ah! ah! ah!

DE TARTAS. - Et voilà, tu ris. Je te le disais, quand on rit, on est sauvé. Tu vas voir, tu n'as pas fini de t'amuser. Le ballon ! Ha ha ha ! (Début de fou-rire.) Ce ballon ridicule, ce n'est pas un vrai ballon.

PAUL. - Tiens ! On aurait dit.

DE TARTAS. - Enfin, c'est un ballon prêté pour toi par le Gouvernement.

PAUL. - Ah ! c'est gentil, ça !

DE TARTAS. - Tu penses, aujourd'hui, mon pauvre petit - les aéroplanes, comme on disait de ton temps - tu sais à quelle vitesse ils volent ?

PAUL. - Deux cents kilomètres à l'heure, je parie !

DE TARTAS. - Deux mille huit cents !

PAUL. - Voyez-vous ça ! ( Entrée de Louise )


DE TARTAS. - Tiens, Louise. Oui, Louise. Au lieu de rouler ces yeux, cherchez-moi mon poste de radio.

LOUISE. - Monsieur devient fou !

PAUL. - Chutt ! Mais oui ! Passez-lui son poste de radium.

DE TARTAS. - Radium ! Ha ! ha ! ha ! (Fou rire.) Et les religieuses ! (Entrée de Madame et de Loriebat.) Et voici ta petite-fille ! Ah ! ah ! ah !

MADAME. Qu'est-ce que vous dites, malheureux ?

PAUL. - Laisse-lui croire, va, maman.

MADAME, même jeu. - Ah! bon. Tu ne l'as pas cru ?

PAUL, même jeu. - Voyons !

LE PROFESSEUR. - Ouf ! ( Entrée de Didier et Sylvie. )

PAUL. - Et voilà mes arrière-petits-enfants ! (A Madame et à Loriebat.) Mais oui ! Mais oui ! Allons ! Venez sauter sur mes genoux, mes petits !

DE TARTAS. - Hein ? Il n'est pas formidable ? (Entrée de Charles, tout de suite inquiet de sa mouche.)
Ha ha ! Notre farceur ! Faites la bise au tonton Paul, fine mouche.

PAUL, à mi-voix. - Victor ! Fais comme moi, voyons ! ( Ils s'embrassent. )

DE TARTAS. - Alors ? L'utopique a fait du beau travail, non ? Qu'est-ce que vous en dites, Professeur ?

LE PROFESSEUR, tranchant. - Je dis, Monsieur, que maintenant il vaudrait mieux aller vous reposer.

DE TARTAS. - Me reposer ? Fichtre non !

PAUL. - Si, papa. Il faut aller te reposer. Le professeur a raison. Va. Tu vas voir comme c'est bon de se reposer dans un bon fauteuil.

DE TARTAS. - Ah çà ! Il me prend pour un fou ?

PAUL. - Penses-tu ! En voilà une idée ! J'ai 82 ans. Je suis ton grand-père. Je reviens du Pôle Nord. Et les aéroplanes font deux mille huit cents kilomètres à l'heure. (Clin d'oeil aux autres.) C'est parfait !

DE TARTAS. - Nom de D... ! Il n'a pas cru un mot. Ça c'est le comble ! Mais, dites-lui, vous autres ! dites-lui que c'est vrai !

LE PROFESSEUR. - Monsieur, je vous assure, allez vous reposer.

DE TARTAS. - Bande d'imbéciles ! Puisque je lui ai tout dit, bon sang ! Paul, c'est la vérité. Ma radio ! où est ma radio ? Qu'est-ce que je pourrais lui montrer ! Tiens, ma barbe ! Tire sur ma barbe, tu vas voir
(Aussitôt Didier et Charles sautent sur de Tartas et l'embarquent de force.)
Ah ! laissez-moi vous autres ! Crétins ! Paul Je ne suis pas fou ! (Il tire sur sa barbe.) Regarde ma barbe ! Elle tient, la vache !

CHARLES. - Ah si ! Tu es fou ! ( Sortie de Tartas, Didier et Charles )

LE PROFESSEUR. - Syndrome de Rimini. Pressentiment. Je sens que je vais devenir fou furieux, disait-il.

MADAME. - Comment, Professeur? Vous ne penses pas qu'il soit vraiment fou ?

PAUL. - Ma pauvre maman ! Qu'est-ce qu'il te faut ! Et tu n'as pas entendu tout ce qu'il a pu me raconter ! Que j'avais dormi cinquante-six ans dans du whisky bien glacé. Qu'il y avait eu deux guerres mondiales. Et ce ballon, c'est le Gouvernement qui me l'a prêté !

MADAME. - Non ! Ce n'est pas possible ! Il t'a dit tout ça ?

PAUL. - Tu vois bien!

LE PROF5SSEUR. - Insensé !

MADAME. - Mais qu'est-ce qui lui a pris ?

LE PROFESSEUR. - Paranoïa, Madame. Avec psychose d'interprétation et hystérie du premier degré.

MADAME. - Ah ! Professeur ! Mais ça a l'air grave, dites donc ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Et voilà ! Ce qu'on craint pour le fils, c'est le mari qui l'attrape ! '
( Elle sort, entraînant le professeur. En scène, Paul et Sylvie, seuls.)

PAUL. - Pauvre Titine ! Et pauvre papa !

SYLVIE. - Ne t'inquiète pas. Il s'en tirera, va. Quel dommage !

PAUL. - Qu'il s'en tire ?

SYLVIE. - Non. Toi. Chaque fois qu'un garçon me plaît, il y a toujours un obstacle. (Entrée d'Evelyne.) Ou deux.

PAUL. - Hélène ! ( Sortie de Sylvie. )

PAUL. Tu les as vus ?

EVELYNE. - Oui.

PAUL. - Tu sais ?

EVELYNE. - Oui.

PAUL. - C'est terrible !

EVELYNE. - Ne t'inquiète pas. Il s'en tirera, va.

PAUL. - Tu es comme Camille. Vous êtes optimistes, vous. Moi, c'est mon père.

EVELYNE. - C'est ton père. c'est ton père, bon. Mais il ne faudrait pas maintenant que, toi, tu ailles te frapper pour lui. Il l'a bien cherché. Ce n'est tout de même pas ta faute.

PAUL. - Justement, je me pose la question. L'histoire de notre mariage, il faut bien le dire, a été un rude coup pour lui.

EVELYNE. - Ça c'est vrai.

PAUL. - Je me demande à présent s'il n'était pas déjà détraqué quand il m'a donné son consentement. Il était si enthousiaste tout d'un coup ! Et ses arguments, d'un bizarre ! Et aujourd'hui, sur quoi éclate sa crise ? Sur mon dada.

EVELYNE. - Quel dada ?

PAUL. - Mais que j'aurais aimé vivre en 1950.

EVELYNE. - C'est vrai ?

PAUL. - Quoi, qu'est-ce qui est vrai ?

EVELYNE. - Tu aurais voulu vivre en 1950 ?

PAUL. - Ecoute ! On dirait que c'est nouveau. Alors, ce pauvre papa, je l'avais tellement seriné avec ça, que nous vivions à une époque ingrate, où tous les progrès étaient là, balbutiants, l'automobile, l'aéroplane, le cinématographe, l'électricité, mais que dans cinquante ans, ce serait prodigieux, qu'il a cru que c'était arrivé, le pauvre bougre !

EVELYNE. - Oh I Paul ! Paul ! C'est merveilleux ce que tu dis là !

PAUL. Qu'est-ce que je dis ?

EVELYNE. - Mais que tu n'aimes pas ton époque ! Que. tu voudrais vivre en 1950 !

PAUL. - Enfin, Hélène, est-ce que je ne te l'ai pas dit cent fois ?

EVELYNE. - Oui. Mais je ne croyais pas que tu parlais sérieusement.

PAUL. - De toute façon, sérieusement ou pas ! Comme on ne peut pas donner un coup de pouce au temps !


EVELYNE. -- Paul ! Ecoute-moi. Ecoute-moi bien !

PAUL. - Oui.

EVELYNE. - Je t' aime.

PAUL. - Je sais.

EVELYNE. - Non, tu ne sais pas. Je ne te l'avais jamais dit.

PAUL. - Tu as raison, remarque. Chaque fois, je l'entends pour la première fois.

EVELYNE. - Je t'aime. C'est incroyable, mais c'est comme ça.

PAUL. - On dirait vraiment que tu le découvres.

EVELYNE. - Je le découvre. C'est si étonnant d'aimer que chaque jour on est un peu plus étonné que la veille.

PAUL. - Oui.

EVELYNE. - Et toi, Paul ? Tu m'aimes ?

PAUL. - Un peu plus tous les jours aussi.

EVELYNE. - Attention, Paul. Il faut en être bien sûr, cette fois. Parce que ta mère a raison, l'amour vous sauve de la folie.

PAUL. - C'est déjà une sorte de folie.

EVELYNE. - Alors, il faut que tu sois sûr, mon amour, que c'est moi, que c'est bien moi. Pas une autre femme. Une Hélène qui aurait existé, il y a longtemps, au fond de tes rêves.

PAUL. - Je t'aime, toi. Et tu n'es pas un rêve.

EVELYNE. - Telle que je suis, avec mes yeux à moi ? Et mes cheveux trop plats, et mes bras trop minces ?

PAUL. - Et tous ces grains de beauté que je n'avais jamais si bien remarqués, je dois dire.

EVELYNE. - Oui, mes grains de beauté sont bien à moi. Alors, c'est moi que tu aimes. Et dis-moi, Paul, est-ce que c'est pareil pour toi ? Est-ce que tu ne m'aimes pas plus fort depuis ton accident ? Enfin, avec quelque chose de nouveau ?

PAUL. - Si, c est vrai. D'ailleurs, depuis mon retour dans cette maison, ce n'est pas seulement toi. Je trouve à tout un goût nouveau. Etrange. Comme si j'avais eu deux vies. C'en est parfois angoissant. Sauf avec toi, mon amour.

EVELYNE. - Mais tu dois tout savoir, Paul. Je ne suis pas la jeune fille pure que tu crois. J'ai eu des amants. J'ai été la petite amie d'un vieux monsieur.

PAUL. - A monocle, je sais. Qu'est-ce que ça prouve ? Que tu ne m'avais pas rencontré.

EVELYNE. - Oui. C'était pour ça. Je ne t'attendais plus. Je sais pourquoi à présent. C'est que les chances que j'avais de te rencontrer étaient tellement faibles, mon pauvre amour !

PAUL. - Les chances de la rencontre sont toujours faibles.

EVELYNE. - Oh oui ! Mais pas comme nous ! Regarde-moi, mon amour. Et serre-moi fort. Bien fort. Comme si tu voulais t'accrocher.

PAUL. - Qu'est-ce que tu as ?

EVELYNE. - Rien ne nous séparera plus ?

PAUL. - Rien, tu le sais.

EVELYNE. - Ni le temps, ni l'espace ?

PAUL.- L'espace, il est vaincu, maintenant. Quant au temps, tu sais ce que je te dis toujours : tu le supprimes.

EVELYNE. - Alors, tu es sauvé, mon amour. Viens. Viens avec moi.

PAUL. - Où çà ?

EVELYNE. - En voyage. Pas loin. La maison à côté. Mais c'est tout de même très loin. Tu sais, ce cinématographe auquel tu croyais, toi ? J'en ai fait installer .un, là, pour toi. Afin que tu puisses faire ce long voyage qu'il faut que tu fasses. Et moi je serai à côté de toi. Je te parlerai. Et je te tiendrai par la main, comme quand on raconte aux enfants un conte de fées un peu fantastique.

PAUL. - Hélène...

EVELYNE. - Mon amour ?

PAUL. - J'ai peur...

EVELYNE. - Non. Je t'aime et tu m'aimes. On peut traverser les siècles.

( Il la suit, doucement. Sur le seuil de la porte, il s'arrête. Se retourne : sur le seuil de l'autre porte vient d'apparaître le capitaine. Tous les deux restent un instant immobiles à se regarder, sans dire un mot. Regard étrange où passe comme une angoisse. )

EVELYNE le prend par la main. - Viens.

( Ils sortent. Le capitaine reste seul en scène, pantois. )


RIDEAU

ACTE IV


Retour de Paul et d'Evelyne.
Paul promène son regard autour de lui, comme s'il voyait les choses pour la première fois. Se tourne vers Evelyne.
PAUL. - Et pourtant...

EVELYNE. - Pourtant quoi, mon amour ?

PAUL. - C'est toi que j'aime.

EVELYNE. - Mais oui.

PAUL. - Comment t'appelles-tu ?

EVELYNE. - Evelyne.

PAUL. - Mais il ne faut pas que tu me quittes d'un pas.

EVELYNE. Je ne te quitterai pas.

PAUL. - Sinon, ce serait comme un rêve éveillé. Je ne croirais jamais tout à fait à rien ni à personne.

EVELYNE. - Le plus dur est fait, mon amour. Tu as vécu dans l'ordre tout ce que tu aurais dû vivre. Tu es prêt à affronter notre époque.

PAUL. - C'est tellement loin de 1900 !

EVELYNE. - Tu souhaitais tellement vivre cinquante ans plus tard.

PAUL. - Oui. Mais ça me fait tout de même un peu peur, maintenant.

EVELYNE. - Nous vivons bien tous depuis huit jours en 1900. C'est une affaire de décor, de costumes et de moustache, tu vois.

PAUL. - Et eux ?

EVELYNE. - Eh bien, eux, ils existent toujours.

PAUL. - Oui, mais ce ne sont plus eux.

EVELYNE. - C'est ta famille. Ce sont des êtres dc ton sang, et qui t'aiment.

PAUL. - Ah ! Il ne fallait rien me dire.

EVELYNE. - C'était difficile mon amour. Réfléchis.

PAUL. -- Alors, écoute : ne leur disons rien encore à eux. Je m'y suis attaché, à ma mère, surtout, en quelques jours, avec un attachement de 25 ans. Tu comprends ?

EVELYNE. - Mais tu ne les perds pas.

PAUL. - Non. Mais ca ne sera jamais tout à fait pareil, après.

EVELYNE. - Tu as raison, c'est peut-être mieux, pour ta mère qui est très sensible. Je vais les chercher. Et ne les regarde pas comme des phénomènes. Reste gai, comme tu l'as toujours été. La vie vous fait de terribles blagues, mais elle est belle, non ?

PAUL. - Oui, elle est belle. Attends ! Nous sommes restés enfermés six heures. Ils doivent se demander pourquoi.

EVELYNE, narquoise. - Ils ont déjà leur petite idée.

PAUL. - Qu'est-ce qu'ils croient qu'on a fait ?

EVELYNE. - Le stimulus de facto.

PAUL.-?

EVELYNE. . - Le premier qui ouvrira la bouche te fera comprendre.

PAUL. - Oh ! Dis ! Il me tarde de l'entendre !

EVELYNE. - Le premier ? Je vais te l'envoyer.

PAUL. - Non ! La radio !

( Elle sort. Paul regarde tour à tour sa photo (le grand portrait du premier acte qui est accroché au mur) et son image dans la glace, comparant. Entrée de Louise. )

Vous savez peut-être où il est, vous ?

LOUISE. - Quoi donc, Monsieur Paul ?

PAUL. - Le poste de radio.

L0UISE. - Monsieur veut dire le poste de radium ?

PAUL. - Non, non, de radio ! (Tête de Louise.) Le petit poste de poche de mon père !

LOUISE, ahurie et inquiète. - Oui, oui, je sais où il est... Mais faut pas en parler ?

PAUL. - Non. Faut pas en parler. Ça restera entre nous. Hein ? Un petit secret ?

LOUISE, allant prendre le petit poste dans sa cachette. - Tout de même, Monsieur ne préfère par un joli morceau au phonographe ?

PAUL. - Non ! J'en ai assez de ce vieux rossignol.

LOUISE. - Bon, bon. (Elle prend le poste.)

PAUL. - Faites.le marcher !

LOUISE. - Ah !

PAUL.- Vite !

LOUISE. - Bon, bon... C'est un petit, ce sont les premiers pas ! Dans cinquante ans, on en fera de plus gros.

(Le poste joue. Musique. Paul écoute, émerveillé. Comme Louise tourne les talons, ne sachant que penser, mais toujours inquiète, il l'arrête. Posément, il lui retire son faux chignon. Le lui tend. Elle le prend d'une main tremblante. Il lui fait : Chut. Elle sort, affolée. Paul contemple le poste. Tourne un bouton. Speaker.)

VOIX DU SPEAKER. - L'hiberné aura été le responsable de bien des modes inattendues. Le dernier chic chez les femmes du monde est de se réunir pour le thé et de se rendre en bande au Vésinet vêtues en religieuses.

( Entrée de Tartas, par porte bureau. Paul glisse aussitôt le poste dans sa poche. Tartas, qui a des raisons d'être furieux contre Paul, ne fait que passer, ne prêtant tout d'abord aucune attention à une voix à la radio. )

DE TARTAS, bourru. - Ah ! Tu es là ?...

VOIX DU SPEAKER. - Christian Dior vient de créer, pour les chaleurs, une tunique d'Ursuline dans une bure extrêmement légère, très agréable à porter...

(Paul tripote les boutons dans sa poche. Tartas réalise à retardement. Reste cloué sur place. Paul a réussi à arrêter le poste. Mais Tartas, médusé, se plante devant Paul d'où semble sortir le son.)

PAUL.- entre ses dents. - Oh ! Avec lui ! (Il sort le poste de sa poche.) Tiens ! Je te le rends.

DE TARTAS, suffoqué. - Tu sais ce que c'est ?

PAUL. - Une radio de poche !

DE TARTAS. - N... de D... ! Mais tu sais, alors ?

PAUL. - Qu'est-ce que je sais ?

DE TARTAS. - En quelle année nous sommes ?

PAUL. - Mais en 1957 ? Ça n'a pas encore changé ?

DE TARTAS. - Qui te l'a dit ? Qui ?

PAUL. - Mais toi ! !

DE TARTAS. - Comment moi ?

PAUL. - Enfin ! Ce matin même !

DE TARTAS. - Ah çà ! Est-ce que je suis fou, ou non ? Il faudrait le savoir !

PAUL. - Mais non, tu ne l'es pas !

DE TARTAS. - Et toi ?

PAUL. - Moi non plus.

DE TARTAS. - Mais alors ?...

PAUL. - Alors, tu devrais aller te reposer.

DE TARTAS. - Pourquoi me dis-tu d'aller me reposer ?

PAUL. - Si tu leur dis que j'écoutais la radio, c'est encore toi qui auras des ennuis... Va.

DE TARTAS, se prenant la tête. - Ça y est ! Je le deviens I Je suis en train de le devenir. Le professeur ? Où est le professeur ? ( Il sort. ) ( Entrée de Charles .)

CHARLES, radieux et officiel. - Mes félicitations, mon garçon.

PAUL.-Pourquoi donc ?

CHARLES. - Mais pour ton mariage. Maintenant que tu sais que tu étais marié, on peut enfin te féliciter.

PAUL. - Ah I Le stimulus. Ça y est, j'ai compris.

CHARLES. - En six heures, tu as eu le temps de comprendre, hé, farceur ! Ha ! ha ! Remarque, ça arrive à beaucoup de maris d'oublier qu'ils sont mariés. Mais avec une femme comme la tienne, veinard, ce serait dommage!
( Paul qui le considère avec des yeux neufs, éclate soudain d'un rire léger. )

PAUL. - Oh ! Rien. Je pense tout d'un coup à quelque chose. D'un cocasse. Mais d'un cocasse !

CHARLES, inquiet. - C'est ma mouche ?

PAUL. Non. Tu as bien eu un oncle, toi aussi, dans ta jeunesse ?

CHARLES. - Oui, mais je ne l'ai pas connu. Enfin...

PAUL. - Enfin quoi ?

CHARLES. - Enfin rien.

PAUL. - Eh bien, tu n'aurais pas eu envie de rigoler comme ça, avec lui ?

CHARLES. - Si, si. (Charles éclate soudain d'un petite rire léger.)

PAUL. - Qu'est.ce qui te fait rire ?

CHARLES. - Oh I Rien. Moi aussi, je pense tout d'un coup à quelque chose de cocasse. Mais alors, d'un cocasse ! Ha ! ha ! ha !

PAUL, riant avec lui. - Ha ! ha!I ha ! C'est drôle comme on rigole toujours entre oncle et neveu

CHARLES. - Ah ! oui. Ha ! ha ! ha ! ( Entrée de Didier et de Sylvie. )

DIDIER. - On n'est pas de trop, non ? Ça rend heureux, le mariage.! On s'embrasse ? ( Accolade .)

PAUL, le regardant. - Et pourtant !...

DIDIER. - Pourtant quoi ?

PAUL. - C'est Alexandre !

DIDIER. - Eh bien, oui je suis Alexandre. Tu ne vas pas refaire de l'amnésie ! (A Sylvie.) Fais pas cette tête, toi. Tu ne sais pas ? Mademoiselle est jalouse !

PAUL. - Jalouse, c'est vrai ? Alors, je ne suis pas si vieux que ça ?

SYLVIE. - Toi, vieux ? (Entrée d'Evelyne.) C'est elle qui est trop vieille pour toi.

(Entrée de Madame, derrière Evelyne.)

MADAME. - Alors, mon fils ?

PAUL, brusquement ému. - Mam... (Il ne peut pas le dire.)

MADAME, - Ce fameux mariage que tu avais si peur de ne pas faire, tu vois, il était fait.

PAUL. - Oui, ma...

MADAME. - C'est une bonne surprise ? Entre nous, les cérémonies, ce sont toujours de jolies corvées. En voilà une dont on est débarrassés. Passez muscade. Tant mieux, non ?

PAUL.- Si

MADAME.- Tu ne m'embrasses pas ? (Il s'arrête au bord du baiser. Eclate.)

PAUL. - Et pourtant, c'est Titine ! (Etonnement général.) Evelyne, je ne peux pas, il faut leur dire.

EVELYNE. - Je crois, oui. Eh bien, nous n'étions pas enfermés, comme vous le pensiez, dans une chambre nuptiale. Nous étions au cinéma.

MADAME. - Au ciném...?

EVELYNE. - En six heures, Paul a été le témoin de cinquante ans d'événements, comme vous, vous l'êtes une fois par mois au cinéma en dix minutes.

MADAME. - Alors, il sait ?

EVELYNE. - Tout, oui. ( Réaction des autres .) Mais n'ayez pas peur. Il l'a très bien pris.

PAUL. - Seulement, je pense aux autres, vous comprenez. Je ne sais rien d'eux. Et moi, je suis toujours là. Avec ma vie devant moi, alors que je devrais l'avoir derrière.

(Un temps.)

MADAME. - Paul... je suis heureuse. On avait si peur. Mais tu n'es pas seul. Grâce à cette fille, que tu n'as pas connue, je suis là, moi. Et je t'ai tout de suite aimé comme un fils. On aurait grandi loin de moi en pension. Mais un fils. Quand la Nature n'est pas naturelle, il faut l'être pour elle.

PAUL, dans un élan de tendresse. - Titine ! ( Détente générale. )

MADAME. - Oui, Titine. Et les autres aussi sont là. Ton frère Alexandre, ta Camomille, ce farceur de Victor. La çomédie que le professeur Loriebat nous a fait jouer a corrigé les choses sans le vouloir.

DIDIER. - Elle a raison, Paul.

SYLVIE. Oui, Popaul.

PAUL, les embrassant tous du regard. - Ah ! Merci. Merci à tous. C'est vrai, vous êtes tous là ! C'est bon de vous retrouver.

CHARLES. - Il n'y a qu'une chose que je voudrais bien savoir, moi. ( Entrée de Tartas et du professeur.) Que diable étais-tu allé fiche au Pôle Nord ?

DIDIER. - Oui, au fait. Comment es-tu allé au Pôle Nord ?

MADAME. - Attendez ! Le Pôle Nord, on a le temps !

LE PROFESSEUR, atterré. - Démence collective !

MADAME. - Ah ! Professeur ! Mon fils sait qu'il est mon grand-père !

LE PROFESSEUR. - Quoi ?

DE TARTAS. - Ah ! Vous voyez qu il m'a cru ? Qu'est-ce que je vous disais, Professeur ?

LE PROFESSEUR. - Vous savez, mon ami ?

PAUL. - Oui, Professeur..

LE PROFESSEUR, à Evelyne. - C'est vous ?

EVELYNE. - Oui, Professeur.
(Subitement, le Professeur s'enfonce les deux pouces dans les oreilles et agite ses mains d'un air stupide)

PAUL. - Professeur ! Eh bien, Professeur ?

MADAME. - Mon Dieu ! C'est lui, maintenant ! ( Le professeur s'arrête d'un coup sec. Redevient normal.)

LE PROFESSEUR. - Il n'est pas fou !

PAUL. - Mais vous, Professeur ? Qu'est-ce que vous faisiez ?

LE PROFESSEUR. - Le test de Pressburger. Vous m'avez cru fou, c'est que vous ne l'êtes pas. Je l'ai sauvé. Moi, Loriebat ! Le téléphone. Où est le téléphone ?

MADAME. - Il n'y en a pas.

LE PROFESSEUR. - Vous n'avez pas le téléphone ? Incroyable ! Ah ! c'est vrai. ( A Charles. ) Monsieur, bondissez. Appelez l'Intérieur. Amadour. (Sortie de Charles se frottant les mains.) Enfin, on va pouvoir se mettre au travail !

DIDIER, surgissant. - D'accord ! Mais le travail, ça me regarde. Vous permettez ? Tiens, Paul. Voilà un joli petit contrat...

LE PROFESSEUR, le lui arrachant des mains. -Chicago.. - Los Angeles... Buenos-Aires.

DIDIER. - Oui, la famille a décidé de voyager...

LE PROFESSEUR, éclatant. - Qu'elle voyage ! L'hiberné, lui, reste !

DIDIER. - Mais...

LE PROFESSEUR, le clouant. - Le Président du Conseil ! Quoi ? Ah!... m'a donné pleins pouvoirs. Un conseil sera formé sous ma direction, avec plusieurs savants étrangers invités par le gouvernement français.

DIDIER. - Mais, Prof...

LE PROFESSEUR, le reclouant. - Le duc de Luynes .. (A Paul.) a aimablement mis à notre disposition le château de Dampierre, où dès demain, mon ami, vous serez mis en observation.

DIDIER. Dites...

LE PROFESSEUR, même jeu. - La Commission des Finances ! enfin, fera voter pour vous une pension à vie. Très convenable.

DIDIER. - Trois francs cinquante, plus les assurances sociales. Et toi papa, qui écoutes ça sans broncher ! Mon cher Professeur, vous remercierez le président du Conseil et le duc de Luynes, mais moi j'ai Harding qui m'attend au « Ritz », avec un petit chèque. qui ferait rougir de plaisir la Commission des Finances.

LE PROFESSEUR, empoignant Paul. - Il ne fera pas ces tournées !

DIDIER, lui arrachant Paul. - Il les fera ! Il y a les lois. Elles sont pour nous !

LE PROFESSEUR. - On les changera ! Elles seront pour nous !

DIDIER. - Enfin, qu'est-ce que vous voulez observer, bon sang ! Il est redevenu un homme comme les  autres !

LE PROFESSEUR. - L'hiberné ne sera jamais un homme comme les autres ! Les savants ne s'expl-quent pas son cas. Ils veulent se l'expliquer. Et ils se l'expliqueront. Dussent-ils observer le sujet toute sa vie durant. Dussent-ils le replonger en hibernation, et, cette fois, avec des anesthésiques plus puissants que la morphine ou le whisky.

PAUL. - Vous permettez ?

LE PROFESSEUR, terrible. - Non, Monsieur, je ne permets pas. Sans la Science, vous seriez encore dans votre bloc de glace ; n'est-ce pas ? Vous aviez oublié qui vous étiez. Oubliez-le de nouveau. Paul Fournier n'existe pas. Vous êtes l'hiberné de Loriebat. HIBERNATUS LORIEBATI ! ( Entrée de Louise .)

LOUISE. - Les photographes !

DIDIER. - Où çà ?

PAUL. - Si.

LOUISE. - Il y en a partout !

LE PROFESSEUR. - Pas d'affolement. Je vais les recevoir.

DIDIER. - Pas tous. Il y en a pour moi. Je vous laisse les revues médicales. Quoi ? ( il sort. Sylvie le suit .)

LOUISE. - Il y a aussi un monsieur de l'Académie des Sciences.

LE PROFESSEUR, radieux. - L'Académie des Sciences ! Si je n'y entre pas ! (Il va dire « Quoi », se reprend.) Rien ! ( Et sort. )

PAUL, à Evelyne venue près de lui. - Ou doit tous vieillir en même temps. Il ne faut pas faire bande à part...

( Ils échangent un regard d'amour que Tartas enregistre. Mais sans dépit. Au contraire. )

MADAME. - Hubert, pourquoi n'avez-vous rien dit ?

DE TARTAS. - Vous permettez ? Mon petit Hibernatus si les savants ne s'expliquent pas ton cas, moi, Tartas, je viens de le comprendre. Et je te dis : mon petit fous le camp !

MADAME. - Hubert ! Vous chassez votre fils ! Encore !

DE TARTAS. - Non. En 1900, son père n'était pas d'accord. Aujourd'hui, il l'est. Le cirque ou le muséum ? Ça ne lui dit rien, je le comprends. Est-ce que l'utopique se trompe, mon petit ?

MADAME.- Ah ! Hubert !...

DE TARTAS. - Je te paierai tes études. Parce que çà, tu es très en retard. Et tu te marieras. Oui, au début, j'étais contre ce mariage. Pas parce qu'elle était poitrinaire. Elle ne l'est plus, d'ailleurs, je te le signale... Parce qu'elle était ma secrétaire, et que ça m'ennuyait de m'en séparer... Mais vous vous aimez. Et si je peux enfin réussir un film d'amour.

PAUL. - Merci, Monsieur. Pardon, papa.

EVELYNE. - Merci.

PAUL. - Appelle-le papa, toi aussi.

DE TARTAS. - Pas encore. N'allons pas trop vite.

MADAME. Mais, Hubert, vous pensez bien qu'on va le rechercher.

DE TARTAS. - D'abord lui, pour ce qui est de se cacher, on peut lui faire confiance ! Et puis, chère grande distraite, à part la fameuse photo de Norvège avec sa barbe de 56 ans, la seule qui existe c'est ce joli portrait du Maître Nadar. On le remonte au grenier, et Hibernatus, envolé !

( Entrée de Louise affolée. )


LOUISE. - On ne peut plus les tenir !

DE TARTAS, décidé. - Bon. Alors ! (Il imite le clap du studio.) On tourne ! Louise, décrochez immédiatement monsieur Paul. Celui-là ! Vite ! ( A Evelyne. ) Ecoute bien le scénario, toi. Vous retournez dans la maison d'à côté. Je vous fais apporter tous les accessoires : valises, costumes modernes et billets de banque. Et ce soir, adieu. Pas besoin de répétition ?

EVELYNE. - Non.

PAUL. - Titine...

MADAME. - A ce soir : c'est moi l'accessoiriste. ( Paul et Evelyne sont sur le seuil de la porte de l'office. )

DE TARTAS, à Evelyne. Et tâche de bien choisir les extérieurs. Allez assez loin. Mais attention ! Pas trop au Nord ! Ni trop au Sud ! Enfin, tu vois les deux coins qu'il faut éviter avec lui.

PAUL, sortant. - Vivre ! A n'importe quelle époque, mais vivre ! ( Sortie d'Evelyne avec lui. )

MADAME. - Hubert, ne vous vexez pas, mais je ne vous ai jamais vu aussi bien, mon ami.

DE TARTAS. - Ma chère Edmée, l'exceptionnel rend exceptionnel. ( Brouhaha des journalistes et photographes. )

Qu'est-ce qu'on va leur dire, à ceux-là ? C'est que j 'ai plus aucune idée, moi !

MADAME. - Moi non plus! ( Entrée du capitaine. )

LE CAPITAINE. - C'est pour Paul, tous ces photographes ?

(Tartas considère le capitaine, frappé d'une idée subite.)

TARTAS. - Non, c'est pour vous ! ( Il cache le capitaine, appelle les photographes. ) Messieurs les photographes !

(Entrée des photographes.)

Vous cherchez l'hiberné ? Figurez-vous, il lui est arrivé quelque chose d'ennuyeux. De très ennuyeux, vous allez voir...

( Il leur montre le vieillard, avec un geste désolé. Exclamations des photographes qui finissent par se ruer sur le capitaine, tandis que de Tartas dit à sa femme. )

Quel film !

RIDEAU FINAL